Photo interview Seda GurkanDepuis 2011, le processus de réformes démocratiques s’est inversé en Turquie. La récente tentative de coup d’État renforce l’autoritarisme du pouvoir. La Turquie dérive de plus en plus des valeurs démocratiques de l’Union européenne (UE). Le dossier migratoire, colonne vertébrale de leur relation, témoigne de la fragilité du partenariat, mais aussi de leurs besoins mutuels. Le processus d’adhésion, enjeu capital pour l’avenir de la Turquie, répond aujourd’hui avant tout à un agenda pragmatique. Vision d’une spécialiste turque des relations entre la Turquie et l’UE.

Comment expliquer l’échec du coup d’État qui a secoué le gouvernement turc cet été ?

La première raison, relayée par les autorités officielles, est liée à la précipitation avec laquelle il a été mené. Le jour où la tentative a eu lieu, les services de renseignement avaient remarqué une activité suspecte au sein de l’armée. Les insurgés ont donc dû anticiper leur action, et agir dans l’impréparation. Ensuite, à la différence des autres coups d’État qui ont réussi par le passé, celui-ci n’était pas commandité par l’état-major de l’armée, mais par une fraction de celle-ci qui n’a pas réussi à mobiliser toutes les ressources de l’armée. Toujours selon les sources officielles, la tentative a été orchestrée par une fraction des forces armées turques liée au mouvement Gülen 1. Ses membres savaient qu’au mois d’août, le Haut Conseil de l’armée allait statuer sur des promotions au sein de l’armée et en profiter pour les évincer. Enfin, la raison principale de l’échec du putsch provient probablement de la réaction de la société turque. La société civile et les partis de l’opposition ne l’ont pas soutenu. On a vu la population descendre dans la rue pour exprimer son désaccord.

Quelle était la principale motivation de la population ?

La volonté des Turcs était avant tout de protéger la démocratie, ses institutions et ses élus. Cet instinct protecteur est venu de différentes parties de la société: les électeurs de l’AKP 2, bien entendu, mais aussi une partie de l’opposition 3. La popularité de Recep Tayyip Erdoğan et son charisme ont sans doute aussi joué un rôle. Il ne faut pas oublier que le Président est soutenu par plus de la moitié de la population du pays.

Le gouvernement turc a critiqué l’Union européenne pour son manque de soutien...

Cette critique n’émane pas du seul gouvernement. Plusieurs segments de la société ont aussi relevé le manque de soutien de l’UE dans les moments qui ont suivi la tentative de putsch. Les premières visites d’officiels européens sont arrivées assez tard, six semaines après les événements et il n’y a eu que quelques faibles déclarations les dénonçant. Ceci renforce le sentiment d’abandon de l’UE qui règne dans le pays depuis dix ans, tant au niveau politique qu’au sein de la population. Le début de ce ressentiment coïncide ironiquement avec le démarrage des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE. Le gel de plusieurs chapitres de la négociation 4, ainsi que l’absence d’une position cohérente sur l’adhésion de la Turquie n’ont pas été bien vécus. Par ailleurs, le fait que l’UE puisse, malgré la dérive autoritaire en Turquie, relancer un rapprochement avec le gouvernement turc en retour de l’accord sur les réfugiés a aussi déclenché un sentiment d’abandon parmi les forces progressistes turques comme les socio-démocrates et les libéraux. Globalement, si l’UE veut plus de leviers pour agir sur la Turquie, elle doit d’abord rétablir sa crédibilité tant aux yeux du gouvernement que de la population turcs. Il reste à voir si l’UE sera capable d’offrir à la Turquie un processus d’adhésion crédible mené par ses propres valeurs fondamentales, sans quoi les relations seront marquées par des crises conjoncturelles.

Aujourd’hui, peut-on réellement parler de crise entre l’UE et la Turquie?

Il y a trois grandes périodes dans l’histoire récente des relations entre l’UE et la Turquie. Les années d’or, de 2002-2006, marquées par une forte accélération du processus de démocratisation ; les années 2006-2011 caractérisées par une stagnation du processus de réformes lié principalement au blocage des chapitres de négociation à l’adhésion, à la question chypriote et à la dynamique de la politique intérieure turque ; et les années 2011-2016 où l’on assiste à une inversion du processus de réformes : le gouvernement turc a renforcé son contrôle sur plusieurs segments de la société, y compris le judiciaire, les médias, les partis d’opposition. Les piliers principaux de la démocratie ont été secoués : l’État de droit, les droits des minorités, la liberté d’expression et les droits fondamentaux. Cette tendance autoritaire s’est accélérée après la tentative de coup d’État. L’état d’urgence décrété récemment laisse à l’exécutif un pouvoir sans contrôle et totalement déséquilibré. Aussi, une énorme purge 5 a commencé. Sous couvert de protéger la démocratie, le gouvernement a pris une direction antidémocratique. En outre, l’AKP envisage d’institutionnaliser un système présidentiel fort via un nouvel amendement à la Constitution et un referendum dans la première moitié de 2017. Ce système va sans doute augmenter le pouvoir de l’exécutif et marquer ainsi la fin du système parlementaire en Turquie. Les conséquences de la tentative de putsch et les mesures prises par le gouvernement dans la foulée font dériver la Turquie encore plus loin des valeurs de l’UE. Dans ce contexte, les relations seront davantage menées par des intérêts stratégiques et pragmatiques que guidées par les valeurs de l’UE.

Les négociations d’adhésion vous semblent-elles dès lors compromises ?

Les relations entre les deux entités ne se limitent évidemment pas aux conséquences de la tentative de putsch ; elles remontent aux années 1960. Cette longue histoire a connu des moments de gloire et des moments de crises. Mais finalement, l’UE et la Turquie ont besoin l’une de l’autre. Tout d’abord, la Turquie fait partie de l’Union douanière. Elles représentent l’une pour l’autre un marché majeur. De plus, il y a l’accord relatif aux réfugiés syriens 6. L’Europe n’est pas prête, pour le moment, à accueillir un flux massif de réfugiés syriens. Elle a donc besoin de la Turquie. Ensuite, la guerre au Moyen-Orient les touchant toutes les deux, elles doivent coopérer dans la lutte contre le terrorisme, le partage de renseignements... Aujourd’hui, c’est donc le pragmatisme qui guide l’agenda. Le commissaire à l’Élargissement l’a soutenu : la Turquie reste toujours un pays candidat et l’UE a la volonté d’ouvrir de nouveaux chapitres d’adhésion. La poursuite de ces négociations est capitale pour l’avenir de la Turquie.

Dans ce cadre, l’accord sur les réfugiés syriens sera-t-il décisif ?

Il constitue la colonne vertébrale de leurs relations actuelles. C’est un lien très fragile, pas seulement à cause des problèmes humanitaires et légaux reliés à son application, mais également parce que la Turquie insiste sur l’obtention de la libéralisation des visas, pour que les citoyens turcs puissent avoir accès à l’espace Schengen. Pour accorder cette libéralisation, l’UE pose ses conditions : entre autres de modifier la définition légale du terrorisme. Or, avec l’état d’urgence, c’est très difficile pour la Turquie d’y arriver. Malgré cela, aucune des deux parties ne peut tourner le dos à l’accord vu les enjeux géopolitiques. Sans meilleure alternative, elles repoussent le problème pour essayer de trouver une solution.

Le récent rapprochement avec la Russie est-il le signe d’une volonté de changer d’allié ?

Ce rapprochement stratégique vise avant tout à rétablir des liens économiques et à montrer qu’il existe des alternatives possibles pour la diplomatie turque si les relations avec l’UE échouent. Néanmoins, il ne peut pas remplacer le partenariat avec l’UE, car la Russie n’est pas en mesure d’offrir à la Turquie les mêmes opportunités que l’UE.

Voyez-vous une ouverture pour le futur des relations UE-Turquie ?

Le Brexit pourrait être une opportunité. Bien que la situation soit différente (le Royaume-Uni sort de l’UE et la Turquie veut y entrer), des points communs existent : ce sont de grandes nations qui veulent pouvoir intervenir sur les décisions et les politiques menées au sein du marché unique. Les formules existantes aujourd’hui telles que l’Espace économique européen 7 ne pourront pas leur convenir de ce point de vue là. L’UE devra alors inventer une nouvelle manière d’intégrer ces deux partenaires dans le marché unique. #

Propos recueillis par Stéphanie BAUDOT


1. Le mouvement Gülen est un mouvement islamiste et conservateur dirigé Fethullah Gülen, un imam turc résidant aux États-Unis.
2. Le parti de la Justice et du Développement (AKP) est un parti conservateur fondé par Recep Tayyip Erdoğan. Il est au pouvoir en Turquie depuis 2002.
3. Parmi eux, l’aile gauche (CHP) et le parti kurde (HDP).
4. Gel des chapitres décidé par le Conseil européen donnant suite au veto de Chypre et de la France.
5. NDLR: les purges ne concernent pas seulement les opposants de l’armée, elles s’étendent au monde de la justice, de l’éducation et aux médias.
6. Cet accord scellé en mars dernier par le gouvernement turc et l’Union européenne comprend plusieurs volets : une assistance à l’accueil et à l’intégration des réfugiés en Turquie, la lutte contre les filières de passeurs, le renforcement du contrôle des frontières. Elle prévoit la réadmission en Turquie, depuis les îles grecques, de l’ensemble des migrants en situation irrégulière, et la réinstallation de Syriens, simultanément, vers l’UE sur le principe du « 1 pour 1 ». Cet accord comprend assi une aide financière de 3 milliards d’euros pour la Turquie. Certains engagements ont été pris par l’UE dont la libéralisation des visas pour que les citoyens turcs puissent séjourner dans l’espace Schengen.
7. L’Espace économique européen (EEE) est une union économique qui regroupe 31 États européens : les 28 États membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent trois des quatre membres de l’association européenne de libre-échange (AELE) : l’Islande, le Liechtenstein et la Norvège. Il permet à ces pays d’intégrer le marché unique européen sans être membres de l’UE.

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