Photo Voile copyright ibourgeault tasseLa question du port du foulard islamique dans les administrations s’impose régulièrement à l’agenda politique et médiatique. Mais aussi à l’agenda judiciaire. En décembre 2015, l’article du règlement du travail d’Actiris qui prévoyait d’interdire les signes religieux a été recalé par le tribunal du travail de Bruxelles. Ce jugement s’inscrit dans le cadre d’un débat plus large sur les rapports entre religion et État. Explications.

Le jugement du tribunal du travail de Bruxelles 1 affirmant le droit des employées musulmanes d’Actiris à porter le voile sur leur lieu de travail, aurait pu difficilement tomber dans un plus mauvais contexte. Il a été rendu au moment même de la commotion provoquée par les attentats de Paris et leurs suites en Belgique, qui ont culminé avec les attentats de Bruxelles. Le foulard islamique était déjà peu populaire chez ceux qui, à gauche, sont les moins suspects d’entretenir des pensées xénophobes. Voilà que l’opposition qu’il suscite est utilisée comme élément de la rhétorique anti-occidentale et anti-démocratique de gens massacrant à l’arme de guerre ou se faisant exploser parmi la foule. Les arguments du tribunal sont-ils, dans un tel contexte, encore audibles ? Cet article résume le contenu du jugement, explique pourquoi le Comité de gestion d’Actiris a décidé de ne pas interjeter appel, situe le jugement dans la jurisprudence en matière de droits de l’Homme, et essaie d’en prévoir les suites 2.
Le jugement a été rendu dans le cadre d’une action en cessation d’un acte de discrimination 3, introduite par trois employées d’Actiris (le service public régional bruxellois de l’emploi) revendiquant le droit de se présenter voilées sur leur lieu de travail. Ces employées avaient été engagées à une époque où le règlement de travail d’Actiris ne prévoyait rien sur le sujet. C’est apparemment suite à leur attitude qu’Actiris a estimé nécessaire de réglementer la question.
En décembre 2012, ledit règlement a en effet été complété d’une clause, relative aux « vêtements de travail », qui prescrivait que « la tenue vestimentaire et assimilée » devait demeurer discrète et ne pas être en opposition « avec les missions d’Actiris » et spécifiait explicitement : « Tout couvre-chef est interdit ». Cette dernière phrase a ensuite été retirée en avril 2013. Par contre, un alinéa a été ajouté à l’article qui concerne le principe de neutralité des services publics : « Durant leurs prestations, les membres du personnel d’Actiris n’affichent leurs préférences religieuses, politiques et philosophiques ni dans leur tenue vestimentaire ni dans leur comportement ». Sur la base du règlement ainsi modifié, les travailleuses concernées ont donc été invitées à ne plus porter leur foulard pendant la durée de leurs prestations. Devant leur refus, une procédure de licenciement a été entamée. Cette procédure a été retirée sur injonction du tribunal, confirmé par la cour du travail, en attendant le jugement dans l’action en cessation.

Action en cessation

L’action en cessation est une procédure « comme en référé », ce qui signifie qu’elle est en principe instruite et jugée selon une procédure accélérée. Cela n’a pas empêché les parties de préparer leurs arguments, ni le juge de réfléchir à son jugement, dans lequel on verrait à tort l’œuvre d’un « petit juge » isolé 4.
Dans le cadre de cette procédure, l’interaction entre obligations religieuses et obligations professionnelles n’a pas été appréhendée en soi, mais bien parce qu’elle créait une discrimination. Peut-on parler de discrimination alors que la clause litigieuse s’applique à tout signe représentatif d’une opinion ou d’une croyance, quelle qu’elle soit ? En apparence, la clause est effectivement neutre, mais c’est en rapport avec des signes qui, comme le voile islamique, sont prescrits par une religion qu’elle crée un vrai conflit entre les obligations professionnelles et le droit de professer la religion de son choix. En ce sens, elle crée une différence de traitement à l’encontre des tenants d’une religion qui, comme l’islam à l’égard des femmes, comporte des prescrits vestimentaires.
Le tribunal a pu d’emblée aller au fond de la question, sans avoir à trancher divers préliminaires. Ainsi, le tribunal ne s’est pas étendu sur le type de foulard porté par les travailleuses (il ne s’agissait manifestement pas d’un voile de type « niqab » ou « burqa », interdits par ailleurs par la loi belge). En outre, le tribunal n’a pas cherché à jouer au théologien. Il existe assurément plusieurs interprétations de la recommandation faite aux femmes par le Coran de s’habiller de façon pudique. Il est possible que les musulmanes européennes adopteront un jour une autre interprétation que celle qui est de tradition dans la péninsule arabique, ou que celle qui s’est propagée à partir de l’Iran khomeyniste. Mais il n’appartient pas à un tribunal civil de le faire à leur place, et il n’est pas contesté que la position adoptée par les travailleuses concernées est légitime au regard de leur croyance. Le tribunal n’a pas dû non plus s’interroger sur la sincérité des travailleuses : dans certaines affaires en effet, affleure parfois la suspicion que les obligations vestimentaires, alimentaires ou autres imposées par une croyance, ne servent en réalité que de prétexte pour se soustraire à des obligations, par exemple celle pour un chômeur d’accepter tout emploi convenable.

La neutralité du service public

Une différence de traitement, en tout cas si elle est indirecte, n’est pas discriminatoire, si elle « se justifie objectivement et raisonnablement par un objectif légitime, et dans la mesure où les moyens pour atteindre cet objectif sont appropriés et nécessaires ». Des objectifs fréquemment invoqués en la matière sont les impératifs de sécurité ou d’hygiène 5, ou l’existence d’un uniforme ou d’un vêtement de travail représentatif de l’image de marque de l’employeur 6.
Dans le cas d’Actiris, la clause qui fait débat s’appuie sur le principe dit de « neutralité du service public ». L’existence de ce principe ne fait aucun doute. Le service public doit traiter l’ensemble de ses usagers sans discrimination. Cette obligation, qui repose sur l’Administration en tant qu’abstraction, s’impose aussi à chacun de ses agents. Tenus d’être impartiaux, les agents des services publics sont obligés de manifester cette impartialité dans leur comportement extérieur.
La question est donc de savoir si, en portant une pièce de vêtement prescrite par une croyance déterminée, l’agent suscite des doutes légitimes sur son impartialité. Une réponse positive est habituellement donnée pour les détenteurs de certaines fonctions d’autorité, par exemple les agents de la force publique ou encore les magistrats. Pour ces professions, l’exigence particulière de neutralité est d’ailleurs généralement traduite par l’obligation de porter, dans l’exercice de leurs fonctions, un uniforme ou un costume déterminé. Qu’en est-il des fonctions administratives ou sociales au sein d’un service public de l’emploi ?
Il existe, à ce sujet, deux écoles d’interprétation, que le tribunal a appelées respectivement « neutralité inclusive » et « neutralité exclusive ». La « neutralité inclusive » signifie que l’État protège et laisse s’exprimer librement, y compris chez ses propres agents, la diversité des opinions et des croyances, tant que cela n’interfère pas dans le comportement professionnel. La « neutralité exclusive » signifie que l’État, y compris ses agents, se tient strictement en dehors du jeu des opinions et des croyances.
Ces deux conceptions ont fait l’objet d’un examen attentif dans un arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’Homme 7 dix jours après le jugement bruxellois. La neutralité dite « exclusive » est consacrée dans un nombre limité d’États du Conseil de l’Europe, dont le plus emblématique est sans doute la France, où la séparation stricte « entre l’Église et l’État » est inscrite dans la Constitution. La Cour a admis la légitimité de cette approche, bien qu’elle ne constitue pas le courant majoritaire dans les pays du Conseil de l’Europe, dans la mesure où elle est expressément inscrite dans la Constitution ou dans des normes de même nature. Dans ce contexte précis, elle a admis qu’un hôpital français interdise le voile à une personne – en l’occurrence une assistante sociale – en contact direct avec des patients psychiatriques se trouvant dans un état de fragilité ou de dépendance. Cet arrêt semble bien confirmer, a contrario, qu’un État n’aurait pas de légitimité à imposer des règles de ce type s’il applique une autre conception de la laïcité que celle de la France. La Belgique n’est pas un État « laïc » au sens français du terme 8, même si elle va sans doute moins loin que d’autres pays dans la conception dite « inclusive » 9.
De même, la règle ne serait pas nécessairement légitime en dehors du contexte de travailleuses en contact avec des usagers dans une situation de dépendance. Anticipant en quelque sorte cette position, le tribunal a demandé pour quelles raisons la règle n’était-elle pas limitée aux membres du personnel en contact avec le public ? Actiris a refusé de saisir cette perche. Il est en effet difficile d’établir une distinction stricte entre « fonctions en contact avec le public » et « fonctions dites de back-office », et impossible d’assurer qu’un membre déterminé du personnel occupera pendant toute la durée de sa carrière une fonction d’un type déterminé. Il est donc inopportun que des considérations comme le port du voile interviennent dans l’attribution de postes. Ou aurait-on pu trouver un compromis dans une règle selon laquelle la travailleuse ôte son voile lorsqu’elle est en contact avec le public ? Si cette hypothèse de compromis a été évoquée, le tribunal n’en fait en tout cas pas état.

Les limites de la voie judiciaire

La direction d’Actiris, suivie par son Comité de gestion, a considéré qu’Actiris ne pouvait pas sortir gagnant d’une procédure judiciaire. En admettant que la cour du travail lui donne raison, cela n’aurait en rien apaisé les esprits. C’est une limite des lois anti-discrimination, qui ne se manifeste pas seulement dans le domaine des discriminations religieuses : les procédures qu’elles prévoient ne mettent pas autour de la table les vrais acteurs de la problématique qui, dans le monde du travail, sont le plus souvent collectifs. Dans le cas d’Actiris, quel point de vue concret devait défendre son avocat ? Celui du directeur général ? Celui du Conseil de direction ? Celui du Comité de gestion, où existent plusieurs sensibilités ? Celui du ministre de tutelle, dont la position personnelle n’est pas endossée par l’ensemble du gouvernement bruxellois ? Et qu’en est-il des collègues de travail, grands absents des procédures de ce type, alors qu’ils ont assurément un point de vue, il est vrai pas nécessairement unanime ? Sans parler des usagers, alors que c’est en leur nom que la règle a été justifiée.
Au Comité de gestion comme au sein du Comité de concertation de base 10, la CSC a proposé que la problématique soit discutée dans les organes spécialement voués à la problématique de la diversité dans la fonction publique 11: au niveau régional pour la question du contenu du principe de neutralité, et au niveau d’Actiris pour les éventuelles questions pratiques que pose l’annulation de la clause litigieuse du règlement de travail. Le Comité de gestion s’est mis d’accord sur une motion qui, sans citer explicitement les organes à saisir, appelle à une telle démarche.

Une « laïcité à la française » en Belgique ?

Faut-il introduire en Belgique une règle de « laïcité à la française » ? Si on comprend bien, c’est la portée des propositions de modification de la Constitution belge, introduites (récemment) par certains partis politiques traditionnellement catalogués « laïcs ». Sans anticiper sur les suites de ce débat, on dira simplement qu’il serait discriminatoire d’introduire une « laïcité à plusieurs vitesses », qui conduirait par exemple à interdire les prescrits d’une religion déterminée, sans mettre en cause d’autres traditions belges sur les rapports entre la religion et l’État.
Le port du foulard par des employées d’Actiris vaut-il un tel débat ? Est-il vrai qu’un demandeur d’emploi bruxellois non-musulman, ou une demandeuse d’emploi musulmane ne portant pas le voile, peuvent nourrir des craintes légitimes d’être discriminés par une employée portant le voile, du seul fait qu’elle est voilée ? Voire, comme cela a été plaidé, qu’une employée non voilée d’Actiris pourrait être importunée par certains demandeurs d’emploi ? Ne peut-on pas courir le risque de laisser les choses en l’état, permettant au service public de l’emploi de la Région de Bruxelles-Capitale, dont l’engagement en faveur de la diversité et de la non-discrimination n’est pas à mettre en doute, de contribuer au niveau de son propre personnel à dépassionnaliser un débat difficile ? #


Paul Palsterman : Secrétaire régional bruxellois de la CSC

credit photo : Ibourgeault tasse


1. Tribunal du travail francophone de Bruxelles, chambre des référés,
16 novembre 2015, RG 13/7830/A.
2. Voir : Paul Palsterman, « Des limites de la liberté religieuse aux limites des droits de l’Homme », Démocratie, Avril 2013, pp.8-11. On y évoquait l’arrêt de la Cour constitutionnelle sur la « loi anti-burqa » et l’arrêt « Eweida » de la Cour européenne des droits de l’Homme, auxquels cet article fait référence.
3. Ordonnance bruxelloise du 4 décembre 2008 « visant à promouvoir la diversité et à lutter contre la discrimination dans la fonction publique régionale bruxelloise », dont le contenu est similaire à loi anti-discrimination fédérale (loi du 10 mai 2007).
4. L’action en cessation se mène devant un juge unique, sans juges sociaux, mais il s’agit d’un magistrat faisant fonction de président, et donc expérimenté. Le jugement a été rendu sur avis écrit conforme de l’auditeur du travail.
5. Cet objectif est à la base de règlements de travail d’institutions de soins, de crèches, etc., y compris l’ASBL « Maison d’Enfants », qui gère les structures d’accueil de l’enfance d’Actiris.
6. Hormis les uniformes liés à l’image commerciale de l’employeur, certains règlements de travail interdisent les signes visibles d’appartenance religieuse dans l’exercice de fonctions de représentation extérieure.
7. Cour européenne des droits de l’Homme, 5e section, 26 novembre 2015, Ebrahimian/France.
8. Vincent de Coorebyter, « La neutralité n’est pas neutre », in Luan Abedinaj, Laurence Blésin, Dominique Cabiaux, Françoise Wibrin (coord.), Neutralité et faits religieux : quelles interactions dans les services publics ?, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, 2014, pp.19-43.
9. Le tribunal relève que le VDAB, l’homologue d’Actiris en Région flamande, compétent aussi, y compris à Bruxelles, pour la formation professionnelle néerlandophone, n’interdit pas le port du voile à ses employées.
10. Le Comité de concertation de base est, dans la fonction publique, l’équivalent du conseil d’entreprise.Il est compétent, entre autres, pour l’élaboration du règlement de travail.
11. Voir l’article 5 de l’ordonnance du 4 septembre 2008.

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