Photo Climat copyright Anais trigaletDu 12 au 16 mai dernier, en Allemagne, plus de 3.500 personnes, dont une centaine de Belges, ont participé à « Ende Gelände ! »1 (ce qui signifie : «jusqu’ici et pas plus loin !»), une action de désobéissance civile de masse pour bloquer, pendant deux jours, l’un des sites d’extraction les plus polluants d’Europe — une mine de charbon lignite et une centrale de production d’électricité2. Retour d’expérience.

Les objectifs poursuivis par cette action et le Mouvement, qui s’inscrit dans le Mouvement mondial « Break free from fossil fuels »3, sont les suivants : poser une limite à l’extraction et à la combustion des énergies fossiles (dont plus de 80 % des réserves connues doivent rester dans le sol pour avoir 66 % de probabilités de limiter l’augmentation des températures à 2 °C4), signifier aux gouvernements et aux plus grands pollueurs qu’il est temps d’en finir avec cette exploitation et défendre la justice climatique.

De cette expérience, quelques points forts peuvent être retenus : la qualité de l’organisation du camp, associant gestion démocratique et attention portée aux individus ; la solidarité, l’enthousiasme et le renouveau qui s’en dégageaient ; et, enfin, la désobéissance civile comme mode d’action. Passons-les en revue.


Une organisation modèle

L’organisation du camp était d’une qualité impressionnante. La gestion était démocratique, mêlant délibération directe et représentation. De nombreuses assemblées participatives et décisionnaires se sont tenues ; d’autres réunions, par exemple au moment des actions, regroupaient des délégués issus des groupes affinitaires (petit groupe de personnes qui préparent et mènent l’action ensemble5), avec retour systématique vers « la base ». En creux, une prise de conscience se révèle : nous avons peu l’occasion d’expérimenter de telles pratiques démocratiques dans notre vie quotidienne, sur nos
lieux de travail en particulier, et cela requiert des savoir-faire et des savoir-être, en bref, un apprentissage !

Un autre aspect de l’organisation se caractérisait par une forte attention portée aux individus. On pourrait véritablement parler d’une logique du soin, consistant à nourrir les individus. Au sens propre, cela passait par la préparation, sur place, d’une cuisine de qualité, biologique et végétarienne. Un four à pain avait été installé dans l’une des tentes, et du pain frais était préparé pour les participants dès le petit matin. Au sens figuré, cela s’est traduit par le fait d’informer le plus complètement possible les gens sur ce qu’il se passait, les actions en cours et les besoins des autres groupes (les assemblées contribuaient à cette diffusion d’informations, de même que le panneau d’informations placé à l’entrée du camp et constamment actualisé).

Gestion démocratique et logique du soin permettent ainsi de reconnaître et soutenir l’autonomie et la responsabilité des personnes. Mais aussi de mener une action efficace : on a ainsi pu constater, dans ce contexte qui laissait une large place à l’auto-organisation, que les groupes affinitaires s’orientaient spontanément là où l’action et/ou le soutien étaient nécessaires. En outre, ce mode d’organisation me semble extrêmement porteur, en ce qu’il s’oppose radicalement à la logique du système en place qui ne tend qu’à dominer et exploiter toujours davantage tant les travailleurs que la nature.


Un mouvement naissant ?

Pour illustrer le mieux ce qui s’est joué là-bas, la métaphore du fait de tomber amoureux – que beaucoup sinon tous peuvent comprendre pour l’avoir vécu - me semble pouvoir être pertinemment mobilisée. Dans son livre Le choc amoureux, le sociologue italien Francesco Alberoni compare l’amour naissant aux mouvements sociaux historiques. Voici ce qu’il écrit : « Entre les grands mouvements collectifs de l’histoire et le fait de tomber amoureux, il y a cependant une parenté très proche : la nature des forces qui se libèrent et qui agissent sont du même type ; de nombreuses expériences, la solidarité, la joie de vivre, le renouveau sont analogues »6. Et, effectivement, ces trois forces m’ont clairement traversée lors de cette mobilisation, et m’ont également semblé très présentes et partagées.

Ainsi, une solidarité très forte et concrète s’exprimait et s’expérimentait entre les participants, avec la prise de conscience, pour ma part, que la solidarité est quelque chose qui se vit entre égaux qui partagent un même projet, et pas entre des personnes « qui ont » envers d’autres « qui n’ont pas ». La joie de vivre ou l’enthousiasme était également très présent, s’exprimant par les slogans scandés, les chants, les encouragements de ceux qui partent pour l’action et l’accueil de ceux qui en reviennent… Enfin, le renouveau s’est matérialisé, dans mon expérience, par le sentiment de trouver un lieu où mes aspirations au respect de la nature et de ses limites, et en même temps à la reconquête des communs (les mouvements anti-extractivistes se battent avant tout pour la préservation de l’eau, du sol, de l’air…7) étaient portées ensemble et collectivement.


Un mode d’action spécifique

La désobéissance civile est l’un des outils du Mouvement pour le climat. Dans un contexte où les accords internationaux sont totalement insuffisants (quoi qu’en disent les dirigeants) et mènent l’humanité sur la voie de la catastrophe climatique, où les mouvements sociaux ne sont pas entendus voire sont totalement muselés au nom d’impératifs sécuritaires et où l’«état d’urgence climatique» est total, il apparaît en effet nécessaire d’utiliser tous les moyens possibles pour se faire entendre. On peut également se demander si la désobéissance civile ne constitue pas le principal moyen pour permettre au Mouvement climatique d’atteindre ou à tout le moins d’avancer vers ses objectifs ; et
cela notamment en contribuant à dévaloriser le prix des actifs par l’envoi d’un avertissement aux repreneurs potentiels de la mine8, du type : « vous acquérez la mine, et avec elle… les activistes ! ».

À côté de cet aspect stratégique, la conviction semblait largement partagée de participer, malgré les risques encourus, à une action totalement légitime, fondée sur le principe supérieur de justice climatique. La désobéissance civile, en mobilisant des principes supérieurs à la règle contestée, implique la construction d’un raisonnement9. Dans le cas présent, celui-ci pourrait consister à soutenir que ne pas désobéir nous amène en réalité à demeurer complices d’une trajectoire – basée sur la poursuite de l’exploitation des combustibles fossiles – à la fois injuste et destructrice, mais aussi (osons le mot…) criminelle ! C’est ce qu’avance par exemple un auteur comme Christophe Bonneuil, à partir du fait que l’on sait désormais qu’à chaque gigatonne de CO2 qui sera émise au-delà du «budget +2°C» correspondront des millions de victimes et de personnes déplacées10.


Pour conclure…

À l’issue de ce camp, de nombreuses questions subsistent, en lien avec mon ancrage initial au sein du Mouvement ouvrier. Des questions que l’on pourrait formuler de la façon suivante : « En quoi la question écologique constitue-t-elle une question sociale et comment en prendre toute la mesure ? » ; « Comment, et sur quelles bases, articuler ces luttes pour la sauvegarde du climat (et plus largement pour une écologie) avec celles du Mouvement pour la justice sociale ? » ; « La désobéissance civile, qui a historiquement été l’un des outils de la classe ouvrière, ne serait-elle pas un mode d’action à partir duquel mener des actions communes ? ». Si ces vastes questions demeurent ouvertes, l’expérience vécue me porte en tous les cas à considérer qu’un Mouvement social important est très probablement en train de naître et de grandir là, à « Ende Gelände ! » et partout où des citoyens se mettent en marche pour bloquer les projets d’extraction les plus dangereux et préserver « les communs »… et que nous ne pouvons que gagner à y être attentifs !

 Anaïs TRIGALET : Chargée de mission au MOC

credit photo : Anaïs Trigalet


 

1 Plus d’informations sur cette action: http://germany.breakfree2016.org/fr/?utm_medium=email

2 La mine se trouve sur le territoire de Proschim, un petit village de Lusace (ex-Allemagne de l’Est) emblématique des débats sur l’avenir énergétique. Situé dans une région dépendante des emplois dans l’extraction minière, ce village est également pionnier en matière de développement des énergies renouvelables (il est autosuffisant et même fournisseur net grâce au solaire, à l’éolien et à la biomasse) ; en même temps, ses habitants sont menacés par les velléités d’extension du périmètre de la mine. En effet, les mines de Lusace sont la propriété du groupe public suédois Vattenfall, qui souhaite se défaire de l’exploitation de charbon lignite et tente de vendre ses installations. Or, il est à craindre que le futur repreneur souhaiterait agrandir le périmètre actuel des mines, au détriment non seulement du climat, mais également du territoire et des habitants.

3 « Libérons-nous des énergies fossiles ! ». Plus d’informations sur : https://fr.breakfree2016.org/

4 Sur base des travaux du GIEC, le seuil de 2°C de réchauffement a été déterminé comme limite « dangereuse » à ne pas dépasser lors de la Conférence des Nations Unies sur le climat de Cancún (2010). Cet objectif est repris dans l’accord de Paris (2015), bien que les moyens annoncés par les États pour y parvenir (les plans climats nationaux) ne permettent pas de l’atteindre.
Pour plus d’informations sur le phénomène du changement climatique, voir : Anaïs TRIGALET, L’écologie, avant tout une question sociale, in L’Esperluette, « Climat et  justice sociale, même combat », n°88, Juin 2016 [en ligne : http://www.ciep.be/L-Esperluette/Archives/http://www.ciep.be/L-Esperluette/Archives/].

5 Ces groupes sont organisés d’une manière non hiérarchique et autonome, chacun y ayant une voix et une responsabilité égales. Les encadrants de la ‘délégation’ belge ont accompagné les participants qui ne faisaient pas initialement partie d’un groupe affinitaire afin de leur permettre d’en constituer un durant le voyage. Un des objectifs de « Ende Gelände ! » est en effet de contribuer à construire un Mouvement, en permettant à tout un chacun de prendre part à l’action. 

6Francesco ALBERONI, Le choc amoureux, Livre de poche, 1981.

 7Naomi KLEIN, Capitalisme et changement climatique. Tout peut changer, Actes Sud, 2015. 

8 Voir explications dans la note de bas de page n°2.

9 Selon la définition proposée par Habermas, voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9sob%C3%A9issance_civile#Henry_David_Thoreau

10 Christophe BONNEUIL, « Tous responsables ? », dans Le Monde diplomatique, n° 740, novembre 2015.