Photo interview2Depuis de nombreuses années, l’Union européenne se montre incapable de construire une Europe sociale et solidaire. Celle-ci semble plus éloignée que jamais. Au vu de ce contexte, des contre-pouvoirs pour la faire émerger sont indispensables. Certains espoirs reposent sur un mouvement social européen fort, mais ce dernier peine à voir le jour. Felipe Van Keirsbilck fait le point sur cet enjeu fondamental.

Vu le projet politique de l’Union européenne, un mouvement social est plus que jamais nécessaire. Pourtant, il n’advient pas. Comment expliquer cette situation ?

Il y a tout d’abord une série d’évidences : la diversité des langues et des cultures au sein de l’Europe rend les choses techniquement difficiles. Mais d’autres facteurs entrent évidemment en ligne de compte. Pour qu’un mouvement social européen puisse véritablement émerger, il faut une clarté sur le « eux » (l’adversaire) et le « nous » (l’alternative désirable et possible). Or, par inattention ou à cause d’une stratégie de communication très bien orchestrée, il y a souvent confusion entre l’Europe et l’Union européenne. L’Europe existe depuis des siècles et continuera à exister. C’est à la fois une mosaïque de peuples, de pays et un certain nombre de spécificités sociales (un patrimoine commun existe un peu partout en Europe). Il ne faut pas la confondre avec l’Union européenne, qui est une organisation politique construite autour d’une idéologie : l’ordolibéralisme. Depuis les années 80, il y a en effet une série de coups de rabot qui consacrent cette idéologie : l’Acte unique, le traité de Maastricht, l’euro, le traité de Nice, le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) 2
On peut toutefois constater que ce constat a des difficultés à s’imposer, car il y a un très grand décalage entre la manière dont la plupart des commentateurs continuent à parler de l’Europe comme projet de paix, l’Europe sans frontières, alors que l’Union européenne réellement existante n’est plus à l’état de projet. Elle est extrêmement précise et consolidée. Partant de là, une des difficultés de l’émergence d’un mouvement social européen, c’est donc celle de reconnaître que l’Union européenne a une forme politique très précise.

Sur base de ces constats, voir émerger un mouvement social européen ne relève-t-il pas de l’utopie ?

L’idée d’un mouvement social européen unifié et présent un peu partout est à ce point difficile que cela relève effectivement un peu de la chimère. Dès lors, nommer le problème (l’Union européenne) est une condition nécessaire mais non suffisante pour qu’un mouvement social transfrontalier associant différents pays d’Europe puisse s’exprimer et être fort. Pour y parvenir, cela passe peut-être par une coopération renforcée entre les mouvements sociaux d’un nombre plus limité de pays européens.
Je dis toujours que des mobilisations auxquelles les manifestants se rendent en avion n’auront pas un effet politique important. La mobilisation se fera inéluctablement au niveau local ou national. Mais toute la question est d’arriver à faire en sorte que la cible de ces mobilisations (et peut-être des propositions) soit les politiques européennes.

Comment situer la Confédération européenne des syndicats (CES) dans ce tableau ?

La CES a une incapacité quasi totale à peser sur les politiques effectives de l’Union européenne. C’est lié, selon moi, à deux éléments : primo, le choix de privilégier toute prise de décision à l’unanimité. La CES est une réussite dans sa capacité à être parvenue à organiser tous les syndicats d’Europe (au-delà même de l’Union européenne puisqu’elle regroupe les syndicats de 39 pays). Mais cette réussite-là a un prix : ses positions et a fortiori ses actions sont soumises à un droit de veto de tout le monde sur tout le monde. S’en suit un mode d’expression ultra minimaliste. Secundo, la CES se considère comme partie prenante du système de l’Union européenne. Du coup, les dérives de cette dernière (que ce soit son approfondissement ordolibéral ou son caractère post-démocratique) ne sont pas critiquées par la CES.

Vous évoquez un régime post-démocratique. Pouvez-vous préciser votre pensée ?

Des questions absolument déterminantes comme la politique budgétaire, monétaire... sont réglées par des traités et des institutions telles que la Banque centrale européenne (BCE) et sont donc soustraites aux délibérations démocratiques. C’est d’ailleurs une volonté des fondateurs de l’ordolibéralisme : les questions économiques ne doivent pas être perturbées par les changements liés aux incertitudes d’un régime démocratique (élections...). De manière plus indirecte, si on prend l’exemple de la fiscalité, il y a un échafaudage institutionnel qui consacre l’unanimité et donc un droit de veto. S’en suit une impossible coordination dans un domaine où la concurrence fiscale conduit à une pente sans fin. Pour le dire autrement, on a créé les conditions pour ne voir émerger qu’une seule fiscalité européenne possible, celle qui taxe la consommation et les salaires, mais très peu les entreprises et les revenus des plus riches.
On constate que sur des questions essentielles d’une démocratie (les aspects monétaires, budgétaires, fiscaux), tout l’appareillage démocratique (parlements...) est de moins en moins à même de peser sur celles-ci, de mettre en place des politiques en faveur des gens ou de contrer les pouvoirs qui ont, par exemple, été donnés à la BCE. C’est en cela que, selon moi, l’Union européenne est post-démocratique.

Cela pose la question du rapport du mouvement social européen au politique.

Je n’ai pas un jugement négatif sur l’ensemble des partis politiques en Europe. Si l’on prend des critères comme le vote sur le TSCG, le « Two-pack », le « Six-pack », on constate qu’il y a eu des oppositions (certes minoritaires). En termes de représentation politique, la division classique « gauche-droite » a perdu énormément de sa pertinence, car les partis politiques étiquetés « de gauche » se sont laissés entraîner dans une dérive de « doxa européiste » et ont renoncé à la quasi-totalité de leur ancrage politique pour suivre le grand mouvement d’une Europe du « tout au marché », du « tout à la compétitivité ».
Quand on analyse le champ politique, on se rend compte qu’il y a très peu de partis ou de représentants politiques qui ont un discours clair et qui nomment le problème fondamental de la construction européenne comme elle est. Se pose donc la question de notre lien avec ces représentants démocrates (la GUE-NGL 3, une partie des « Verts », une petite frange des sociaux-démocrates). L’Alter Summit a choisi de travailler avec eux, ce qui est un changement par rapport à la pratique antérieure du Forum social européen qui, pour des raisons de prudence, s’y refusait. C’était peut-être un luxe qu’on pouvait se permettre dans l’Europe de 2002, mais après le coup de force de 2012 (le vote du TSCG), on ne peut plus se permettre de mettre de côté des représentants politiques critiques de cette Union européenne. Toutes les forces (agriculteurs, intellectuels, mouvements sociaux, Église...) qui sont capables de dénoncer et d’inverser l’organisation politique actuelle de l’Union européenne doivent travailler ensemble.
Photo interview2 copyright Stphane Burlot

Mais ces germes existent-ils ?

Le projet que je viens de décrire, c’est celui de l’Alter Summit. Mais ce qu’on a constaté, c’est que depuis sa naissance, il y a trois ans, et malgré des réunions, des prises de position, des mobilisations qui ont parfois rassemblé quelques milliers de personnes, l’Alter Summit n’a pas du tout pris l’ampleur d’un mouvement social. Si on veut être honnête, la présence d’un certain nombre de pays de l’Est est très faible dans les euro-manifestations. Et la mobilisation est loin d’être importante, y compris parmi les pays qui sont les plus actifs au sein du mouvement. À ce stade, cela reste donc plus une coordination d’organisations qu’un mouvement social.
Mais je ne pense pas que l’on doive se résigner à cela : il faut conserver des échanges et des liens de solidarité avec tous les pays d’Europe. Rappelons aussi qu’au niveau du mouvement social, il n’existe rien à 28. Faut-il dès lors laisser tomber l’hypothèse d’un mouvement social européen (y compris un mouvement social qui pèserait « seulement », mais véritablement dans un certain nombre de pays) ou continuer à essayer autrement ? C’est une vraie question. Pour le moment, on est plutôt dans le second axe de l’équation, c’est-à-dire qu’on n’a pas encore tout essayé pour peser sur les politiques européennes par-delà les frontières. Tant que nous n’aurons pas une mobilisation (si possible le même jour) dans cinq-six pays différents avec un seul mot d’ordre orienté vers les politiques européennes, on ne saura pas si cela peut marcher. Et le TTIP peut représenter cette opportunité d’une mobilisation européenne de grande ampleur.

Mais ne serait-ce pas plutôt le rôle de la CES ?

Oui, mais au vu des difficultés que j’ai pointées précédemment (règle de l’unanimité), ce n’est pas possible. Je pense qu’il faut conserver la CES comme lieu d’assemblée, de forum où les gens se parlent. Mais il faut trouver une sorte de coopération renforcée au sein de la CES, par exemple sur un périmètre géographique plus restreint qui rassemblerait les syndicats de pays qui ont des intérêts communs. Cette idée de coopération renforcée pourrait sauver la CES.

Est-ce possible à court terme ?

À ce stade, je vois surtout des craintes de se diriger vers cette stratégie, car certains estiment que cela divisera le mouvement syndical. Mais ma conviction, c’est que le syndicalisme européen n’a aujourd’hui le choix qu’entre deux options : prendre acte de divisions en son sein sur un certain nombre de questions importantes et se dire que si une majorité conséquente veut avancer, elle le peut ou alors se réduire à l’insignifiance totale sans aucune voix dissonante, comme ce fut le cas ces dernières années.

Au vu du contexte politique européen actuel, comment avoir un discours offensif et non défensif ?

Une des choses qui paralyse la CES et l’ébauche d’un mouvement social européen, c’est le sentiment qu’il n’y a que deux discours dans l’espace public : celui de l’européiste qui dit amen à tout ce que fait l’UE et celui du repli national, connoté aujourd’hui « très à droite » et rejeté, de manière compréhensible, par de nombreux dirigeants qui ne veulent pas être comparés au discours de l’extrême droite et à celui d’une Marine Le Pen, par exemple.
Pour répondre à votre question, il faut se demander s’il y a des projets de dimension européenne (que ce soit à 20 pays, 12, 6...) qui puissent apporter réellement du bien-être et une meilleure qualité de vie aux Européens. Il y a plusieurs propositions qui vont dans ce sens-là : « 1.000 milliards pour le climat » 4 ou « 1 million de ‘‘climate jobs’’ » 5. Si l’Union européenne venait à dire qu’elle va investir de manière volontariste et organisée dans une transformation radicale et écologique de l’économie (ce qui suppose, au passage, d’autres mandats de négociation des accords de libre-échange actuellement sur la table comme le TTIP), ce serait un vrai pas en avant.
Le problème quand on avance de tels discours alternatifs, c’est qu’on se heurte très vite à la dynamique institutionnelle de l’Union européenne (comment répartir les pouvoirs entre le Parlement et la Commission européenne ? etc.). Ce sont indéniablement des débats difficiles, qui complexifient les discussions sur les contours d’un autre projet politique pour l’Union européenne. Mais c’est une étape obligatoire. Sinon (et on en revient ici à mes considérations initiales), l’absence d’une dénomination claire de la nature politique de l’Union européenne rend tout discours sur une autre Europe (une Europe plus sociale) assez creux.
Le chemin pour sortir de cette équation difficile n’est peut-être pas un autre traité à 28 pays, mais de limiter le plus possible les effets des traités actuels et de favoriser une coopération entre un nombre plus limité de pays pour mener d’autres politiques (transition écologique, taxe Tobin...). #


Propos recueillis par Nicolas VANDENHEMEL

credit photo n°2  : Stéphane Burlot


1. L’Alter Summit rassemble
des forces européennes (syndicats et mouvements sociaux, citoyens, féministes, écologiques) issues
de 20 pays européens, qui se battent pour refonder démocratiquement
une Europe sociale, écologique et féministe (NDLR).
2. Aussi appelé « Pacte budgétaire européen » (NDLR).
3. La Gauche unitaire européenne/ Gauche verte nordique (GUE/ NGL) est un groupe politique du Parlement européen qui compte 52 député(e)s. Elle est composée de différentes tendances de « gauche » (communiste, anticapitaliste, antilibérale...) (NDLR).
4. Voir : https://www.nouvelledonne.fr/1000-milliards-pour-le-climat/
5. Voir : http://www.climate-change-jobs.org

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