Manuela CadelliDans le secteur de la Justice, le ministre compétent Koen Geens (CD&V) multiplie les réformes. Étrangement surnommées « Pot pourri », elles annoncent d’emblée la couleur. D’ailleurs, Manuela Cadelli, juge au tribunal de première instance de Namur et présidente de l’Association syndicale des magistrats, n’y va pas par quatre chemins : « En Belgique, la séparation des pouvoirs est mise à mal ». Explications.



Quelles sont, selon vous, les trois mesures phares de ce gouvernement dans le secteur de la Justice ?

La première mesure, c’est incontestablement l’austérité. Plusieurs chiffres font état de cette triste réalité : la Belgique se classe avant-dernière dans le classement du Conseil de l’Europe concernant le budget alloué par les États à la Justice. En 2012, notre pays lui consacrait 0,7 % de son budget, alors que la moyenne européenne est de 2,2 % ! Malgré cela, en 2015, le gouvernement a décidé d’appliquer à la Justice une nouvelle vague d’austérité de 20 % durant quatre ans. Dans le même temps, il faut savoir que notre pays a le deuxième plus gros nombre de dossiers entrants en matière civile et commerciale. On se trouve incontestablement face à un système néolibéral qui privilégie les valeurs financières face aux valeurs humanistes. Dans un tel système, le pouvoir judiciaire est fondamental, car il joue un rôle de contre-pouvoir. Il est susceptible de contrarier le gouvernement via les décisions qu’il rend et de sanctionner les abus des puissants. On comprend donc bien qu’un affaiblissement de la Justice pose un sérieux problème démocratique.
Deuxièmement, on assiste à une politique de violation systématique de la loi. Un exemple parmi tant d’autres : le Code judiciaire fixe le nombre de magistrats, de greffiers, etc. pour chaque juridiction. C’est le résultat d’un débat démocratique qui s’est tenu au Parlement. Mais depuis deux ans, le pouvoir exécutif a décidé que, désormais, le cadre donné par le Code judiciaire ne sera rempli qu’à 90 %, et ce, sans aucun débat démocratique au Parlement ! On a donc un gouvernement qui viole explicitement la loi dans un secteur qui vise précisément à la faire appliquer.


Dernière mesure que vous souhaitez épingler ?

Il s’agit en réalité d’une mesure décidée par le précédent gouvernement, mais qui est mise en œuvre d’une manière extrêmement passionnée par l’actuel ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V) : la « gestion autonome ». Cela signifie que la Justice va devenir responsable de ses moyens et va avoir la liberté de les affecter en fonction de ses besoins. Belle idée a priori. Mais en réalité, c’est une évolution qui ne va pas dans le bon sens. En effet, on va désormais conclure des contrats de gestion avec la Justice, à l’instar de ce qui se fait avec la RTBF, par exemple. À ce stade, on ne sait pas quelles matières vont relever de cette gestion autonome ni quels seront les objectifs fixés. On sait par contre que des bonus sont prévus pour ceux qui atteignent les objectifs. Mais qu’en sera-t-il pour ceux qui n’y parviennent pas ?
On a donc tutellarisé la Justice, sans contrôle du Parlement 1 ! Tout va être décidé par le ministre (les critères, l’évaluation...). Le tout au sein d’une enveloppe fermée. C’est le néolibéralisme dans toute sa splendeur puisque tous les secteurs de la Justice vont se retrouver en concurrence les uns avec les autres. Dans les faits donc, le pouvoir judiciaire va perdre toute indépendance. C’est le contraire de la séparation des pouvoirs et donc d’un régime démocratique !

 

Cela ressemble à une cabale contre le monde judiciaire...

En fait, je vois, sous des prétextes budgétaires, une volonté de mater les juges. Dans notre pays, on a une jurisprudence très émancipatrice. La Belgique a ainsi été condamnée du fait de son administration, du législateur... Et récemment, il y a eu l’« affaire Fortis », qui, pour certains, a fait déborder le vase, car c’est un juge qui, par sa décision, a fait tomber le gouvernement. Pendant près de deux ans, il n’y a pas eu de gouvernement. Puis, la N-VA est entrée en son sein. À l’époque de l’« affaire Fortis », certains politiciens ont dit : « Les juges vont payer ». Aujourd’hui, ils passent à la caisse...
Il y a également une querelle institutionnelle. Pour le monde politique, les juges n’ont pas de légitimité démocratique puisqu’ils ne sont pas élus. Mais comme l’affirment Pierre Rosanvallon et Dominique Rousseau, il y a, entre deux élections, des légitimités démocratiques qui consistent à contrarier les gouvernants. La Justice vient ici en tête de liste. Mais pour qu’elle puisse pleinement jouer son rôle, il faut qu’elle soit tout à fait indépendante du pouvoir exécutif 2. En Belgique, on assiste à la démarche contraire : on la place sous son contrôle total. Le gouvernement actuel œuvre dans un système qui comprend un déficit démocratique important et il a aggravé les choses avec un incroyable cynisme.

 L’impossibilité de faire valoir ses droits

Le président de la Ligue des droits de l’Homme, Alexis Deswaef, partage l’avis de Manuela Cadelli au sujet des réformes menées par Koen Geens : « Elles constituent clairement une atteinte aux droits individuels des personnes dans la mesure où l’accès à la justice est mis à mal (la justice devient plus chère, conditionnelle, limitée dans certains cas). Or, cet accès est un droit fondamental. Avoir des droits, c’est bien. Les faire valoir, c’est encore mieux. Mais si on n’a pas une justice qui fonctionne pour tout le monde, on met à mal la démocratie. Et ce gouvernement ne veut pas entendre que sa politique engendre de graves problèmes pour les gens. Toutes ces réformes sont uniquement guidées par le prisme budgétaire. »
Son avis sur une éventuelle remise en cause du principe de la séparation des pouvoirs dans notre pays ? « Dans toute une série de débats et d’enjeux, les projets de loi sont votés par le Parlement le doigt sur la couture du pantalon. Le législateur ne joue plus vraiment son rôle de contre-pouvoir. Cela dit, ce n’est pas propre à ce gouvernement. Ce qui l’est par contre, c’est que le gouvernement Michel essaie de rogner sur les prérogatives du pouvoir judiciaire. Mais en démocratie, cela n’est pas possible. Il y a toute une série de questions qui doivent être tranchées par des juges. On constate donc que la séparation des pouvoirs, indispensable à une saine démocratie, est fortement compromise ». #


Est-ce que cette politique est propre à ce gouvernement ?

C’est plutôt l’aboutissement d’un processus. En réalité, c’est une politique menée dans de nombreux États européens : on désinvestit dans la Justice, car il ne faut plus contrarier le politique.
Mais l’indépendance de la Justice est essentielle parce qu’elle garantit au justiciable qui comparaît devant un juge que la décision le concernant sera prise en fonction de deux éléments (et seulement ceux-là) : les éléments du dossier et la loi applicable.
Une justice indépendante, c’est l’impossibilité de tout moyen de pression à son égard. Mais en Belgique, le ministre fait en sorte que ce ne soit plus le cas. Un exemple : en demandant aux tribunaux de remplir des objectifs (un certain nombre de dossiers à traiter par an, par exemple), ceux-ci risquent de se précipiter. On va également pouvoir déplacer les juges. Or, normalement, en vertu de la Constitution, les juges sont inamovibles. Mais le gouvernement vide cette disposition de sa substance en nommant les juges sur des zones géographiques très larges. De cette façon, on peut les déplacer et se « débarrasser » d’un juge qui dérange. L’avenir de la Justice est très inquiétant...
Au nom d’une pseudo-efficacité, ce gouvernement nous livre une série de régressions. Aujourd’hui, nous devons tirer la sonnette d’alarme et ne pas leurrer le citoyen.

Comment sont-ils leurrés ?

Au nom de la lutte contre le terrorisme, ce gouvernement va pouvoir, grâce aux nouvelles lois, surveiller beaucoup de gens, y compris ceux qui n’ont rien à voir avec le terrorisme.
Nous sommes tous concernés par ces lois d’exception. Celles-ci finissent toujours par s’installer durablement. Il faut donc continuellement en parler et conscientiser.

Qu’en est-il de l’accès à la justice ?

Rendez-vous compte : ce gouvernement a taxé à hauteur de 21 % les frais d’avocat et d’huissier. Cela signifie donc que la Justice est considérée comme un bien de luxe ! Du coup, les personnes démunies doivent renoncer à la Justice ou sont obligées d’entrer en médiation. C’est à nouveau l’envers du néolibéralisme : la médiation, c’est magnifique quand on traite d’égal à égal. Mais sinon, cela réintroduit un rapport de forces. Un juge est alors nécessaire pour rééquilibrer le jeu. Mais les réformes proposées n’en prennent pas le chemin puisqu’elles prévoient notamment la diminution du nombre de juges de paix...
On a donc l’amère impression qu’on ne veut plus rendre la Justice vis-à-vis des plus fragiles, des impuissants économiquement. Mais alors, vers quelle société va-t-on ? #

Propos recueillis par Nicolas VANDENHEMEL


1. Alors que, jusqu’à présent, c’est lui qui votait les budgets qui étaient attribués à la Justice.
2. Dans cette logique, Dominique Rousseau va même jusqu’à préconiser une suppression du ministère de la Justice.

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