Picture Florence JaumotteUne récente étude du Fonds monétaire international (FMI) établit un lien clair entre le déclin de la syndicalisation et l’augmentation des inégalités. Une conclusion relativement surprenante venant d’une institution peu habituée à pareilles orientations. Démocratie a interrogé Florence Jaumotte, la chercheuse belge qui a mené la recherche.

 

 

Quelle est l’évolution des inégalités depuis la crise financière et économique de 2008 ?

Sur base de nos recherches, on constate une augmentation importante des inégalités de revenus dans les économies avancées 2 depuis le début des années 80. Pour bien en prendre la mesure, il est important de considérer différents indicateurs. La mesure traditionnelle – le coefficient de Gini 3 – indique ainsi une augmentation continue des inégalités jusqu’au milieu des années 90, et ensuite un tassement. Cependant, pour diverses raisons, cet indicateur ne capture pas bien l’évolution des hauts revenus et peut donc mener à sous-estimer l’augmentation des inégalités.
Des données 4 sur la part des hauts revenus dans le revenu total montrent en effet que les inégalités ont continué à s’accroître jusqu’au seuil de la crise de 2008. En moyenne, dans les pays avancés, les 10 % des revenus les plus élevés ont augmenté leur part dans le revenu total de 29 % en 1980 à 34 % récemment. Et cette augmentation s’est faite au détriment de toutes les autres catégories de revenus. La crise de 2008 semble toutefois avoir affecté quelque peu les hauts revenus. Mais nous manquons de recul pour pouvoir dire s’il s’agit d’un renversement de tendance ou d’un tassement temporaire dû aux effets de la crise financière.

Quelles sont les raisons de l’augmentation des inégalités ?

Elles sont multiples. Traditionnellement, les économistes épinglent le progrès technologique et la globalisation, car ces phénomènes favorisent les travailleurs plus qualifiés et pénalisent ceux qui le sont (le) moins. Si ces facteurs jouent certainement un rôle important, il y a également eu des changements dans les politiques et institutions économiques qui sont susceptibles d’avoir contribué à l’augmentation des inégalités. Des économistes comme Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Stefanie Stantcheva ont, par exemple, mis en avant le rôle important joué par la forte baisse des taux d’imposition sur les hauts revenus. D’autres économistes ont, quant à eux, souligné l’impact de la dérégulation du secteur financier.

Que révèlent vos recherches sur les liens possibles entre le taux de syndicalisation et les inégalités ?

Si d’autres chercheurs avaient déjà établi un lien entre le déclin de la syndicalisation et l’augmentation des inégalités de salaires entre travailleurs, nos recherches 5 ont, elles, permis de mettre en lumière un lien entre le déclin de la syndicalisation et l’augmentation de la part des hauts revenus (les 10 % des revenus les plus élevés).
Bien qu’une relation de causalité soit toujours difficile à démontrer, notre étude suggère que ce lien est largement causal. L’ordre de grandeur de celui-ci semble important : le déclin du taux de syndicalisation dans les pays avancés expliquerait 40 % de la hausse moyenne de la part des hauts revenus depuis le début des années 80. Une autre façon d’illustrer cet ordre de grandeur, c’est de comparer les pays avec faible et forte syndicalisation : la différence de syndicalisation impliquerait une part des hauts revenus supérieure de dix points de pourcentage dans les pays à très faible syndicalisation comparés aux pays à très forte syndicalisation.
Une réserve cependant : nos résultats laissent à penser que la représentativité des syndicats pourrait jouer un rôle important pour obtenir cet effet bénéfique. Ainsi, lorsque l’application des conventions collectives s’étend bien au-delà de la force de travail représentée par les syndicats, cela peut mener à une augmentation du taux de chômage (et donc des inégalités), dans la mesure où les conditions négociées ne sont pas nécessairement adéquates pour les entreprises et travailleurs non représentés dans les négociations.
Le déclin de la syndicalisation semble également s’être accompagné d’un affaiblissement des politiques de redistribution, reflétant sans doute une influence réduite des syndicats dans le débat et le processus politiques. Les politiques de redistribution (un système de taxation progressif, les allocations de chômage, etc.) permettent de réduire les inégalités de revenus engendrées par les forces de marché, afin d’assurer une distribution plus équitable du revenu disponible entre ménages.

Quelles sont les conséquences de ces inégalités sur l’économie et, plus fondamentalement, sur la société ?

D’un point de vue économique, les inégalités ne sont pas toujours nuisibles 6. Mais des recherches récentes, y compris au FMI, ont montré qu’un niveau d’inégalité excessif tend à réduire la croissance à moyen terme. Divers éléments expliquent ce constat : le manque de ressources peut empêcher les plus pauvres de participer au maximum de leur potentiel à l’activité économique (en les empêchant, par exemple, de s’instruire ou d’investir dans un projet entrepreneurial).
Les inégalités peuvent également avoir un impact sur le fonctionnement de la société. Elles peuvent ainsi mener à l’instabilité sociale et politique ou inciter les pauvres à se surendetter pour maintenir leur niveau de vie, ce qui peut contribuer à une crise financière 7. Finalement, comme l’a très bien expliqué Joseph Stiglitz, une concentration croissante des revenus dans les mains des plus riches peut nuire au bien-être de la société dans son ensemble, si elle permet à ceux-ci de manipuler le système économique et politique en leur faveur.

Concrètement, comment le taux de syndicalisation joue-t-il ce rôle de frein à l’augmentation des inégalités ?

On peut distinguer deux rôles principaux. Premièrement, au niveau de l’entreprise, une syndicalisation plus forte tend à accroître le pouvoir de négociation des salariés par rapport aux actionnaires et aux gérants de l’entreprise. Par conséquent, la part du revenu de l’entreprise allouée au facteur travail est plus importante, et inversement, celle allouée au facteur capital est moindre. De même, les syndicats qui jouissent d’un taux d’adhésion élevé sont plus susceptibles d’influer sur les décisions de l’entreprise, y compris celles relatives à la rémunération des dirigeants.
Deuxièmement, au niveau politique, les syndicats tendent à défendre les intérêts des travailleurs. Historiquement, les syndicats ont contribué à l’introduction de droits sociaux et du travail fondamentaux dans nos sociétés. Un affaiblissement des syndicats peut réduire la représentation des travailleurs dans le débat politique et, dès lors, renforcer d’autres groupes dominants.

Un taux de syndicalisation élevé a-t-il plus d’impact sur l’augmentation des bas revenus ou sur la limitation des hauts revenus ?

Les deux sont liés. Notre étude montre le lien entre l’augmentation de la part des hauts revenus et la stagnation ou la baisse de la part des moyens et bas revenus. Si le déclin des syndicats entraîne une stagnation des moyens et bas revenus, cela permet une augmentation de la part des revenus des actionnaires et dirigeants.

Dès lors, un taux de syndicalisation élevé est-il souhaitable dans tous les pays ?

Nos résultats suggèrent qu’un taux de syndicalisation et un salaire minimum plus élevés peuvent aider à réduire les inégalités. Cependant, ils n’impliquent pas nécessairement une recommandation universelle pour un taux de syndicalisation et un salaire minimum plus élevés. Il faut aussi prendre en compte d’autres dimensions. Ainsi, lorsque les syndicats ne représentent les intérêts que d’une partie des travailleurs, cela peut contribuer à augmenter le taux de chômage structurel d’autres groupes de travailleurs. De même, dans certains cas, le salaire minimum peut atteindre un niveau excessif, et mener à un taux de chômage élevé pour les travailleurs moins qualifiés ainsi qu’à des pertes de compétitivité 8. Donc, le choix de l’organisation du marché du travail doit être spécifique au pays, en fonction de ses préférences sociales et des arbitrages éventuels à opérer avec d’autres objectifs économiques (comme la stabilité macroéconomique, la compétitivité, la croissance et l’emploi). Finalement, réduire les inégalités requiert certainement une approche à plusieurs volets, y compris une réforme du système de taxation ainsi que des mesures pour réduire les excès engendrés par la dérégulation financière.


Propos recueillis par Nicolas VANDENHEMEL



1. Les opinions exprimées dans cette interview sont celles de l’auteur et ne représentent pas nécessairement les opinions du Fonds monétaire international, de son conseil d’administration, ou de sa direction.
2. La liste des pays concernés par l’étude du FMI est la suivante : Allemagne, Australie, Autriche, Belgique, Canada, Danemark, Espagne, États-Unis, Finlande, France, Grande-Bretagne, Irlande, Italie, Japon, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Portugal, Suède, Suisse.
3. Le coefficient de Gini indique dans quelle mesure la répartition des revenus dans une économie s’écarte de l’égalité parfaite. Il varie entre 0, indiquant l’égalité parfaite, et 1, indiquant l’inégalité totale.
4. Ces données ont été développées par Thomas Piketty, en collaboration avec d’autres économistes.
5. Florence Jaumotte and Carolina Osorio Buitron (2015), « Inequality and Labor Market Institutions », International Monetary Fund Staff Discussion Note 15/14. Voir: http://www.imf.org/external/pubs/ft/sdn/2015/sdn1514.pdf
6. Des différences de salaires entre différents niveaux de qualification peuvent, par exemple, inciter la population à acquérir plus d’éducation.
7. C’est d’ailleurs une des raisons avancées par certains chercheurs pour expliquer la crise financière des États-Unis en 2008.
8. Un rapport conjoint du Bureau international du travail, de l’Organisation de coopération et de développement économiques, du FMI et de la Banque mondiale preparé en 2012 pour le G20 conclut que maintenir le pouvoir d’achat du salaire minimum à 30-40 % du salaire médian soutient la demande et réduit le taux de pauvreté et les inégalités de revenus. Mais, d’après le rapport, un niveau significativement supérieur à cet intervalle comporte le risque que ces bénéfices soient plus que compensés par la perte d’emplois, en particulier pour les jeunes et les travailleurs peu qualifiés.

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