Photo Grce copyright Cha gi JosNul n’est capable de prédire avec certitude les conséquences économiques, politiques et sociales d’un « Grexit ». L’impossibilité de prévoir l’avenir ne doit pas pour autant faire taire la question, car elle a la particularité d’interpeller les fondements de la construction européenne. En analysant les conséquences économiques de cette sortie de l’euro et en les confrontant à la structure économique du pays, on s’aperçoit que le Grexit peut, contre toute attente, s’envisager comme un acte qui conforte la politique néolibérale européenne. Explications.

Un Grexit implique une sortie de la zone euro, ce qui signifie pour la Grèce de revenir à une monnaie nationale1 sur laquelle elle exercerait à nouveau sa souveraineté. Si cette solution est envisagée, c’est parce qu’elle est, pour certains, porteuse d’espoirs politiques et économiques. Dans cet article, nous nous attacherons plus particulièrement aux seconds.

Le Grexit permettrait, en théorie, à la Grèce de (re)trouver une balance commerciale à l’équilibre (voire excédentaire) via l’augmentation de ses exportations. En effet, le retour de la drachme, inéluctablement dévaluée par rapport à l’euro, permettrait aux exportations grecques d’être à nouveau compétitives (voire même plus) par rapport à celles de leurs voisins. Combinée à la contraction des importations (devenues beaucoup plus onéreuses), la balance commerciale du pays pourrait atteindre un certain équilibre. Selon Michel Husson, il faudrait dévaluer la drachme de 10% pour que le PIB augmente de 1,7% et que le solde commercial s’améliore de 0,6 point du PIB2.

Quant à la dette, le Grexit amplifierait substantiellement le poids de celle-ci si elle n’est pas allégée (voire supprimée) avant. Il serait, en effet, peu probable que les institutions européennes libellent la dette dans la nouvelle monnaie dévaluée (ce qui reviendrait, dans les faits, à l’annulation d’une partie de celle-ci). Au contraire, la dette resterait libellée en euros et deviendrait de facto beaucoup plus importante vu la valeur de la drachme. Si l’on reprend les prospections de Michel Husson, une dévaluation de 10%3 de la drachme ferait passer la dette de 175% du PIB à 192% du PIB «et gonflerait dans la même proportion les intérêts et les remboursements»4.

Reste que le Grexit masque un problème de taille: la fragilité de la structure productive de la Grèce qui ne lui permettrait pas, même avec le recouvrement de sa souveraineté, de redresser la barre. Et quand bien même sa balance commerciale retrouverait l’équilibre5, elle butera tôt ou tard sur les mêmes contraintes qui l’ont plongée dans le trou béant de la dette: des contraintes structurelles et systémiques.

Contraintes structurelles

Depuis 1976, la balance courante6 de la Grèce n’est pas en équilibre. C’est le résultat de la combinaison de plusieurs éléments: un régime fiscal inefficace, la corruption et une structure de production basée sur des biens non exportables ou à faible valeur ajoutée. Si les deux premiers éléments sont quotidiennement exposés (et ne font pas l’objet de cette analyse), le troisième l’est rarement. Sans doute parce qu’il questionne résolument la structure de l’Union européenne (UE).

Depuis 1960, la balance commerciale de la Grèce est déficitaire. Cela signifie donc que les exportations ne permettent pas de combler les dépenses liées aux importations. En 2000, par exemple, la part des exportations de biens et de services est de 25,73%7 de PIB alors que les importations de biens et services constituent 39,60%8 du PIB! Et l’année 2000 est loin d’être une exception9. Comment expliquer un tel phénomène?

En réalité, l’économie de la Grèce est peu diversifiée et faiblement industrialisée. Elle est essentiellement tournée vers des productions non exportables ou à faible valeur ajoutée, telles que l’agriculture, le tourisme, le transport maritime et l’immobilier. Or, «plus une économie est diversifiée et capable de produire des biens différenciés, moins elle est susceptible d’être affectée par un choc asymétrique»10. En ce sens, les économies non diversifiées sont des économies fragiles, car très dépendantes de certains secteurs et/ou de certains acteurs.

Si la Grèce connaît un processus de désindustrialisation depuis les années 70, l’adhésion de la Grèce à l’Union économique et monétaire, au lieu de renforcer sa structure de production, a contribué à sa fragilisation. Alors que l’euro était censé faire converger les économies au sein de la zone, elle a été, en fait, le vecteur «d’une polarisation de l’industrie dans les lieux où elle est initialement la plus forte»11. Ainsi, selon Patrick Artus12, la Grèce se serait désindustrialisée, comme le montre la diminution du poids de l’emploi manufacturier, de la valeur ajoutée dans ce secteur et du volume des exportations. On remarquera, d’ailleurs, que la balance commerciale de la Grèce connaît ses moments les plus difficiles à partir du moment où elle entre dans l’UE en 1981! Cette désindustrialisation s’explique par la mise en concurrence au sein de l’UE d’économies totalement asymétriques et l’absence de mécanismes de transfert consistants13 permettant la «cohésion économique».

«L’économie de la Grèce est peu diversifiée et faiblement industrialisée.»

Contraintes systémiques


Dans les faits, l’instauration d’une zone monétaire permet aux pays ayant des excédents commerciaux de les maintenir tout en conservant la compétitivité de leurs produits. En effet, dans le cas d’un système de taux de change variable, «un fort surplus commercial qu’un pays B aurait vis-à-vis d’un pays A ne pourrait se prolonger sauf si les consommateurs du pays A n’ont aucun substitut aux produits importés du pays B (c’est-à-dire qu’il n’existe pas de production des biens importés dans le pays A ou que le pays A ne peut les importer d’un pays tiers)»14. Cependant, dans une union monétaire, cette correction (jouer sur les taux de change) ne peut plus se réaliser. Un pays peut, dès lors, maintenir durablement un surplus commercial vis-à-vis d’un ou plusieurs autres. Toutefois, selon la théorie des zones monétaires optimales15 de R. Mundell, deux mécanismes permettent de corriger ces déséquilibres persistants: la libre circulation des travailleurs et les aides régionales. Normalement, en facilitant la circulation des travailleurs, ceux-ci se déplacent des pays à déficit vers les régions à surplus. Les aides régionales, quant à elles, permettent de combler ou d’uniformiser les conditions de production entre les régions.

Or ces deux mécanismes de correction fonctionnent mal dans l’UE. La concurrence va alors pousser chaque pays à se spécialiser «dans ce qu’il fait de mieux», pour reprendre la théorie des avantages comparatifs de Ricardo. Les pays faiblement industrialisés dont la main-d’œuvre est peu qualifiée vont généralement se spécialiser dans la production de biens simples ou intermédiaires –c’est le cas de la Grèce– alors que les pays dont la main-d’œuvre est plus qualifiée et dont l’industrie s’est modernisée vont se spécialiser dans la production de biens à haute valeur ajoutée– c’est le cas de l’Allemagne. Ces derniers vont donc soit délaisser la fabrication de biens simples dans le cas d’une spécialisation interbranche16, soit la produire ailleurs, là où la main-d’œuvre est moins qualifiée, dans le cas d’une spécialisation intrabranche17. Cette spécialisation productive profite forcément aux pays producteurs de produits à haute valeur ajoutée, grevant, par contre, les balances commerciales des pays spécialisés dans les produits simples ou intermédiaires. Sans mécanismes de transfert de technologies ou de soutien au développement des économies plus fragiles, celles-ci n’ont d’autre choix que celui de s’endetter pour maintenir leur budget en équilibre.

Cette spécialisation productive a bien eu lieu au sein de l’UE, mais laissa de côté les pays dits du «Sud» (Espagne, Portugal, Grèce) qui n’ont même pas pu (ou à peine) se spécialiser dans la production de biens simples ou intermédiaires. Et pour cause, l’entrée des pays de l’Est dans l’UE à partir de 2004 ne les rendait plus du tout compétitifs. «La Grèce était bloquée au milieu du gué, coincée entre les pays à fort contenu technologique, comme la France ou l’Allemagne, et des pays à bas salaires, comme la Bulgarie, la Roumanie et la Turquie»18. Elle s’est donc spécialisée dans les biens faiblement exportables qui ne lui permettent évidemment pas de combler l’importation des biens à haute valeur ajoutée dont elle a besoin puisque ses industries n’ont pas pu suivre le même élan que leurs voisines du Nord et ne sont donc pas capables de les concurrencer.

Reste que, lorsqu’on analyse les balances commerciales des pays du Nord, on remarque que «ces pays doivent une grande partie de leur surplus commercial au fait que les pays du sud de la zone euro ne disposent pas de cette technologie avancée»19 et s’endettent pour acquérir les biens qu’ils ne produisent pas. Le paradoxe est bien là: les pays excédentaires exigent le remboursement des dettes des pays déficitaires, mais ils veulent rester excédentaires. Ces exigences contradictoires «conduisent l’ensemble de la zone euro à la dépression»20. La seule technique dont disposent les pays déficitaires pour réduire leurs déficits extérieurs est la réduction de la demande intérieure et des importations qui ne peuvent se réaliser sans l’adoption de politiques budgétaires restrictives et l’application de politiques d’austérité drastiques.

"Les industries grecques n’ont pas pu suivre leurs voisines du Nord et ne sont donc pas capables de les concurrencer"

L’impasse européenne


À l’heure actuelle, en l’absence de fédéralisme, «l’ajustement de la zone euro (correction nécessaire des déficits extérieurs) se fait [donc] par l’appauvrissement durable des pays déficitaires»21. Le développement de ceux-ci suppose soit des mécanismes de transfert importants capables de compenser les asymétries, soit la fin de l’hégémonie des pays industrialisés et la mise en place d’une politique industrielle commune22. Or l’une comme l’autre sont des solutions exclues par les institutions européennes. Car ces solutions exigent une approche symétrique de l’hétérogénéité en Europe et supposent donc d’intégrer «la responsabilité des distorsions créées par les énormes excédents allemands sur les autres pays»23. Pourtant, c’est l’approche inverse qui prévaut et «tout le poids des ajustements à faire pour réduire ces distorsions est rejeté sur les pays déficitaires»24.

C’est pourquoi l’Allemagne, en tant que pays excédentaire, commence à entrevoir la solution du Grexit25. Car si celui-ci est réalisé, il ne remettra pas en question la dynamique actuelle (dont l’Allemagne est l’un des grands bénéficiaires), puisqu’il n’envisage pas le changement de celle-ci. La Grèce se retrouvera seule devant sa désindustrialisation et l’état de délabrement dans lequel se trouve son économie après le passage des cures d’austérité, la privatisation de ses entreprises publiques26...

Et en ce sens, le Grexit, comme il est envisagé par les institutions européennes, en conforte les politiques néolibérales... À l’inverse, si le Grexit est réalisé dans une optique de changement radical pour la Grèce, il devra forcément s’accompagner d’une annulation de tout ou partie de la dette grecque et de mécanismes puissants de transfert capables de redresser l’industrie grecque. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas envisager une autre Europe au sein de la zone euro ?

(*) Chercheuse au Gresea


1. Nous l’appellerons la drachme, par commodité.
2. Michel Husson, « Grèce : une économie dépendante et rentière», in Alencontre, 12 mars 2015, p.7.
3. Remarquons quand même que cette prospection pourrait paraître optimiste. En effet, cette devise serait certainement boudée et risquerait de dévaluer bien davantage. Ainsi, pour rappel, les devises asiatiques en 1997-1998 ont perdu plus de 50% de leur valeur.
4. Michel Husson, loc. cit.
5. Elle l’a d’ailleurs retrouvé en 2014. Mais ne nous fions pas aux apparences : ce rééquilibrage est dû essentiellement à la baisse des importations. En aucun cas, les exportations n’ont repris, malgré les coupes salariales censées les rendre plus compétitives. Le fait est que « l’austérité salariale en Grèce (la plus violente en Europe) est allée au rétablissement des profits, pas à celle de la compétitivité ». Michel Husson, loc. cit., p.5.
6. La balance courante est le solde des flux monétaires d’un pays. Ces flux proviennent des revenus, des transferts courants et des échanges internationaux de biens et services.
7. Perspective Monde, «Statistiques».
Voir : http://bit.ly/1Lwvqah
8. Idem.
9. Voir les chiffres donnés par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale.
10. Jean-Christophe Defraigne et Patricia Nouveau, Introduction à l’économie européenne, coll.Ouvertures économiques, Bruxelles, De Boeck, 2013, p.534.
11. Michel Aglietta, Zone euro. Éclatement ou fédération, Paris, Michalon, 2012, p.35.
12. Patrick Artus, « Taux de change de l’euro et désindustrialisation », in Flash économie. Recherche économique, n°302, 22 avril 2011, p.28.
13. Il existe bien des mécanismes de transfert au sein de l’UE visant à corriger les déséquilibres régionaux : le Fonds européen de développement régional (FEDER), le Fonds social européen (FSE) et le Fonds de cohésion. Mais quand on sait que le budget de l’UE représente seulement 1% de son PIB et que ces mécanismes ne représentent que 35% du budget communautaire, on peut se questionner sur leur consistance...
14. Jean-Christophe Defraigne et Patricia Nouveau, op cit., p.532.
15. Reste qu’à l’heure actuelle, aucune zone monétaire n’a réussi à être optimale... Une théorie qui s’adapte donc assez mal aux faits...
16. La spécialisation interbranche est le fait de se spécialiser dans une branche et d’abandonner la production dans d’autres branches.
17. La spécialisation intrabranche est le fait de se spécialiser dans la production de produits au sein d’une même branche.
18. Jason Manopoulos, La dette odieuse. Les leçons de la crise grecque, Paris, Pearson, 2012 (les temps changent), p.35.
19. Jean-Christophe Defraigne et Patricia Nouveau, op cit., p. 578.
20. Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak, « La dette grecque, une histoire européenne », in OFCE. Le blog,
6 février 2015, p.1.
21. Patrick Artus, « Honnêtement, ne serait-il pas plus raisonnable de casser l’euro ? », in Flash économie. Recherche économique, n°723, 24 octobre 2012, p .1.
22. Il existe bien une politique industrielle commune dans l’Union européenne. Reste qu’elle est fondée sur la compétitivité, la libre concurrence, la non-intervention étatique (sauf en cas d’urgence) afin de constituer des «champions» européens. Ce qui arrange les grands groupes et renforce l’asymétrie des économies européennes. Il faudrait donc une politique industrielle solidaire, en faveur des besoins de la population et qui soutienne le processus de développement des économies plus fragiles.
23. Michel Aglietta, op cit., p.84
24. Idem.
25. Les raisons économiques ne sont pas les seules. Certains observateurs voient dans le Grexit le projet du ministre des Finances allemand, Wolfgang Schäuble, de construire une Europe politique uniquement avec un noyau dur basé sur l’Allemagne, la France et le Benelux.
26. Privatisations qui bénéficieraient pour certaines à... l’Allemagne, comme l’a souligné le député allemand Gregor Gysi, membre du parti de gauche Die Link :
« 14 aéroports grecs rentables vont être vendus à la société allemande Fraport, une société détenue majoritairement par l’État allemand. Nous parlons ici de la privatisation d’une propriété publique grecque au bénéfice d’une propriété publique allemande ! », cité dans http://www.rtbf.be/info/dossier/la-grece-en-pleine-tempete-financiere/detail_un-depute-expose-l-enrichissement-de-l-allemagne-sur-le-dos-de-la-grece?id=9060984

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