house-of-cardsHouse of Cards, Borgen, Les hommes de l’ombre... La sphère politique semble omniprésente dans les séries télévisées. Mais, à l’heure où la politique suscite de vives méfiances d’une partie de la population, comment expliquer cet engouement ?

 



Cela ne vous aura probablement pas échappé: cet été, la RTBF a programmé la deuxième saison de la série-événement House of Cards qui met en scène Francis J. Underwood, alias Kevin Spacey, dans les arcanes de la Maison-Blanche. Une série politique de haut vol qui intrigue tant par son succès critique que public.

D’après Marlène Coulomb-Gully et Jean-Pierre Esquenazi1, une série est politique quand sa “base” appartient à cette sphère. La base d’un récit, c’est le contexte dans lequel il se déroule. La base de Grey’s Anatomy est la médecine;celle de Homeland, l’univers des renseignements;celle de Fais pas ci, fais pas ça, la famille. Une série politique met donc en scène des lieux, des professionnels, des thèmes liés à cet univers. Les deux auteurs constatent un nombre croissant de ce type de récit à la télévision2. Un engouement récent?

La politique, nouvelle star ?

En matière de culture populaire, le marketing des chaînes insiste souvent sur la nouveauté et le «jamais vu». La série Aux frontières du réel était annoncée comme une association inédite entre policier et fantastique. C’était oublier un peu vite La brigade des maléfices (1971) ou Dossiers brûlants (1974). Cependant, pour une fois, on assiste à l’apparition d’un phénomène assez neuf. En effet, quand on fouille dans les archives télévisuelles, on ne trouve pas de séries politiques avant les années 80 et les pionnières sont largement oubliées du grand public3. Les premiers succès importants éclatent au tournant de l’an 2000: Spin City (1996) et
À la Maison-Blanche (1999). Cette dernière marque tellement les esprits que plusieurs créations plus récentes revendiquent la filiation. Ainsi, Mister Sterling (2003) s’intéresse aussi aux coulisses du pouvoir, mais depuis le point de vue d’un député. Commander in Chief (2005) s’annonce comme une version féminine d’À la Maison-Blanche. Par ricochet, l’État de grâce (2006), une série française où une femme accède à la présidence de l’Hexagone, prétend être inspirée par Commander in Chief, ce qui en fait une petite fille d’À la Maison-Blanche.


Nouveauté et reproductions

Ce qui vient d’être décrit est, en fait, le cycle de vie normal d’un genre fictionnel. Au sujet du cinéma, Raphaëlle Moine4 a montré comment un petit nombre de films, parfois un seul, suffit à lancer un format. L’industrie culturelle minimise toujours les risques. Quand un long métrage ou une série rencontre le succès, les producteurs tentent donc de le dupliquer et proposent des fictions proches. Ces œuvres, plus ou moins heureuses, finissent par créer une catégorie identifiable. Mais ces copies se heurtent à une autre règle du marché culturel: les plagiats ne marchent pas. En même temps qu’ils perpétuent une formule gagnante, les scénaristes doivent donc apporter des variations qui relancent l’intérêt des spectateurs. À chaque création, le genre s’étoffe et se dilue simultanément. Le cycle se clôt quand les changements sont tels qu’on assiste à l’apparition d’une nouvelle catégorie. C’est exactement ce qui se produit avec les séries politiques.

Dans les années 1990, les feuilletons se déroulant dans des milieux professionnels ont la cote. Les séries policières ont lancé le mouvement en déplaçant l’intérêt de la stricte enquête ou de l’action vers l’exploration du métier (Capitaine Furillo, Miami Vice). Quand les téléspectateurs se fatiguent, les créateurs tournent le regard vers d’autres corporations, à commencer par les médecins (Urgences) ou les enseignants (Boston Public). La série À la Maison-Blanche est le résultat de cette recherche de nouveaux environnements. À l’heure actuelle, le genre de la fiction politique a beaucoup évolué, illustrant parfaitement ce cycle. Du président, on est passé à des niveaux de pouvoir moins connus (député dans The Honourable Woman, ministre dans Madam Secretary), à des confréries différentes (les spécialistes en communication dans Les hommes de l’ombre ou Borgen), à des personnages moins héroïques (Tom Kane dans Boss).

Fuite ou plongée dans le réel ?

Une question évidemment se pose: au moment où la politique est en crise, pourquoi les téléspectateurs se prennent-ils de passion pour ces séries? La réponse à cette interrogation est extrêmement complexe et mobilise des facteurs très variés. On peut modéliser deux propositions a priori opposées: la recherche ou la fuite du réel.

Jean-Pierre Esquenazi et Marlène Coulomb-Gully5 avancent l’hypothèse que les récits comblent les vides d’une information insipide. C’est une thèse récurrente dans les travaux du premier: les histoires seraient porteuses d’une vérité, différente de la vérité scientifique ou historique, mais qui mérite d’être prise en compte6. «(...) L’on redécouvre aujourd’hui les vertus heuristiques de la fiction (...)»7. Or, dans cet exercice de description du monde, les fictions télévisuelles bénéficient d’avantages indéniables. Elles ont le luxe du temps. House of Cards compte 3 saisons, 39 épisodes, soit 35 heures de temps d’écran. Cela offre des possibilités plus riches que les 90 secondes que durent les séquences du JT ou même les 90 minutes d’un documentaire. Par ailleurs, les événements que narrent les feuilletons sont intégrés dans une narration qui leur donne sens et cohérence. Ils sont entremêlés à d’autres faits qui peuvent les éclairer autrement. Ils sont portés par des personnages dont on connaît les histoires, les motivations, les valeurs. Ils font parfois l’objet de débats entre plusieurs protagonistes. Bref, les séries ont les moyens de dépeindre un monde, de dérouler des parcours avec des hauts et des bas, des causes et des conséquences, de dévoiler comment fonctionne un milieu. Le succès des fictions politiques pourrait être compris comme une volonté des spectateurs de se plonger dans cette sphère professionnelle.

À l’inverse, Marjolaine Boutet constate qu’À la Maison-Blanche rencontre le succès au moment où Bill Clinton est mis en cause par l’affaire Lewinsky. «The West Wing8 a donc offert aux Américains un président modèle, leur permettant d’oublier un peu la “fin de règne” en demi-teinte de Clinton en 1999-2000»9. Il est vrai que les personnages de séries sont souvent hors du commun. David Palmer (24h), Mackenzie Allen (Commander in Chief), Birgitte Nyborg (Borgen) sont des chefs d’État exceptionnels. À l’opposé du spectre, les méchants sont d’un machiavélisme exceptionnel (Francis Underwood de House of Cards). Cette distance avec le réel peut aussi se lire dans les thèmes abordés. Les séries télévisées nous plongent dans un univers de politique internationale (Madam Secretary, L’État de grâce), de grandes figures (The Kennedys, L’École du pouvoir), de menaces terroristes (Agent X), de campagnes rocambolesques (Hénaut Président). Quand les créateurs se tournent vers la politique communale, c’est celle de New York (Spin City) ou Chicago (Boss). Les fictions ne s’intéressent pas aux voiries, au chômage, aux inaugurations d’école, aux débats parlementaires, aux jours normaux. C’est bien une évasion que les fictions offrent.

En fait, le succès des séries politiques, peut-être de toutes les séries, doit se comprendre en tenant compte de ce paradoxe. Les fictions télévisuelles permettent simultanément d’explorer un univers et de s’évader. Il est d’ailleurs probable qu’en tant que téléspectateurs, nous activions deux types de lectures. Certains éléments sont considérés comme crédibles et alimentent nos représentations du monde. D’autres nous incitant, dans le même temps, à jouir du plaisir de la fiction (le physique d’un acteur, une photographie esthétisante, un truc de scénario qui est reconnu et apprécié, etc.). Mais, peut-on faire confiance à ces récits? Les images générées ne seraient-elles pas de dangereux miroirs aux alouettes?

À l’école du pouvoir

Dans un article passionnant, Damien Connill s’intéresse aux épisodes d’À la Maison-Blanche centrés sur le discours sur l’état de l’Union. Ce dernier est un moment institutionnel important aux États-Unis. En janvier, chaque président du pays, formule les raisons qui rassemblent les Américains10. Le chef de l’État fictif s’acquitte également de cette tâche. Selon le chercheur, c’est l’occasion de mettre en scène ce discours, mais aussi d’en expliquer le protocole, la fonction, la manière dont on l’écrit... «Ainsi, la série À la Maison-Blanche propose une véritable mise en scène de la Constitution des États-Unis»11. Damien Connill considère que la production diffuse une forme de savoir: les représentations sociales. Il cite d’ailleurs la définition de Denise Jodelet, il s’agit d’une «forme de connaissance, socialement élaborée et partagée (...) concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social»12.

Ce n’est pas le premier auteur à prétendre que les séries télévisées nous apprennent des choses13. Sabine Chalvon-Demersay a regardé Urgences avec des professionnels de la santé. Ces derniers constatent que la fiction propose à la fois des descriptions exactes et exagérées. Le matériel utilisé, les rapports hiérarchiques, la description de la fatigue, entre autres, leur semblent assez justes. Par contre, les patients sont trop nombreux et souffrent de pathologies plus graves que ce que les services d’urgences sont amenés à traiter au quotidien. Les médecins considèrent cependant que le feuilleton permet une familiarité avec le monde hospitalier qui est bénéfique. Quand ils sont admis en clinique, les patients ont moins peur, car ils reconnaissent certains éléments.

La plupart des fictions politiques permettent ainsi d’approcher ce monde. Regarder Borgen permet de comprendre comment se forme un gouvernement de coalition, comment un Premier ministre dirige son équipe, comment sont organisées les conférences de presse. House of Cards nous plonge dans les tractations entre le pouvoir législatif (le Congrès) et l’exécutif américain (le gouvernement et le président) autour d’une réforme du système scolaire. Les scénarios nous font visiter les lieux incontournables de la politique américaine.

Les séries permettent donc une certaine forme de transmission. Celles dont la “base” est politique ont le potentiel de nous expliquer les arcanes du pouvoir. Mais, en tant que fictions, elles comportent un certain nombre d’exagérations ou de raccourcis rendus nécessaires par les contraintes du genre. Elles ont également pour fonction de nous distraire, notamment en présentant des événements et/ou des personnages exceptionnels. Les séries, comme n’importe quel programme télévisuel d’ailleurs, ne sont pas des reflets exacts de la réalité. Elles en sont cependant des révélateurs.#

(*) Professeure à l’École de communication
de l’Université catholique de Louvain

1. Marlène Coulomb-Gully et Jean-Pierre Esquenazi, «Fiction et politique:doubles jeux», Mots. Les langages du politique, 2012, n° 99, p. 9.
2. Le dossier du numéro 99 de la revue Mots. Les langages du politique, dirigé par Marlène Coulomb-Gully et Jean-Pierre Esquenazi, est consacré à ce sujet.
3. Yes Minister en 1980, Yes Prime Minister en 1986 et The New Stateman en 1987, qui sont toutes des séries britanniques.
4. Raphaëlle Moine, Les genres du cinéma, Paris, Armand Colin, 2005.
5. Marlène Coulomb-Gully et Jean-Pierre Esquenazi, op. cit., p. 6.
6. Jean-Pierre Esquenazi, La vérité de la fiction. Comment peut-on croire que les récits de fiction nous parlent sérieusement de la réalité ?, Paris, Hermès et Lavoisier, 2009.
7. Marlène Coulomb-Gully et Jean-Pierre Esquenazi, op. cit., p. 7.
8. C’est le titre anglais de la série.
9. Marjolaine Boutet, «Le président des États-Unis, héros de série télévisée. La figure présidentielle dans les séries américaines récentes», Le Temps des médias, 2008/1, n° 10, p. 162.10. Damien Connill, «Le discours sur l’état de l’Union, The West Wing et l’imaginaire constitutionnel», Pouvoirs, 2014/1,
 n° 148, p. 152.
11. Damien Connill, ibid., p. 155.
12. Denise Jodelet, Les représentations sociales, PUF, Paris, 1997, p. 53, citée par Damien Connill, ibid., p. 158.
13. Barbara Villez a ainsi montré que les séries comportent des savoirs techniques sur le système judiciaire: les domaines du droit, le vocabulaire juridique, le personnel de la justice... Voir: Barbara Villez, Séries télé, Visions de la justice, Paris, PUF, 2005.
14. Les spécialistes parlent de savoirs informels véhiculés par une éducation informelle (tout ce qui ne relève pas de l’institution scolaire) et acquise par apprentissage implicite. Cf. Daniel Jacobi, « Savoirs non formels ou apprentissages implicites ? », Recherches en communication, 2001, n°15.

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