Si les théories du complot existent depuis plusieurs siècles, elles se sont démultipliées avec Internet et les réseaux sociaux. Considérées par beaucoup comme farfelues, elles ne sont toutefois pas sans danger. Surtout, elles sont le symbole d’une profonde défiance à l’égard de nos institutions démocratiques et médiatiques. État des lieux d’un phénomène qui séduit de nombreux jeunes.
L’ assassinat du président Kennedy, les premiers pas de l’homme sur la lune, la mort d’Elvis Presley, l’affaire Dutroux, les attentats du 11 septembre, l’attaque de Charlie Hebdo. Tous ces événements marquants de notre histoire récente ont au moins un point commun : la version officielle de chacun d’entre eux est, à des degrés divers, contestée. Parfois de manière très étayée, comme pour l’assassinat de « JFK », pour lequel de nombreuses zones d’ombre ont été révélées au fil des années et des contre-enquêtes. Ou parfois de manière très farfelue comme dans le cas du «King », qui vivraitencore, caché loin de tous, quelque part sur une île déserte... Neil Armstrong, quant à lui, n’aurait jamais foulé la lune : n’étant pas certaine de la réussite de l’expédition, la NASA aurait tout filmé dans un studio hollywoodien, histoire de montrer au monde la supériorité américaine sur l’ennemi soviétique.
À l’heure du web
Ainsi va le monde : il ne se produit plus un événement majeur sans que des voix s’élèvent ici ou là pour dénoncer l’existence d’une improbable machination. L’arrivée d’Internet, puis des réseaux sociaux a naturellement amplifié le phénomène de ce que l’on appelle les « théories du complot ». Le 11 septembre est ainsi le premier événement de l’ère du web qui a vu se développer une véritable « complosphère », multipliant à l’infini les sites et les théories quant aux véritables responsables des attentats revendiqués par al-Qaida. L’un des conspirationnistes les plus célèbres est le Français Thierry Messian, animateur du réseau Voltaire. Quelques heures à peine après la catastrophe, il s’est évertué à démontrer qu’aucun avion n’était tombé sur le Pentagone. Argument principal : sur la photo de la façade, on voit bien un trou, mais trop petit pour qu’un avion s’y engouffre, et pas de carcasse sur la pelouse. La conclusion est évidente : il n’y a pas eu d’avion, mais un missile tiré sur ordre du gouvernement américain lui-même. Un raisonnement forcément logique puisque le même gouvernement Bush était à la recherche d’un prétexte pour envahir l’Afghanistan des talibans.Plus récemment, au lendemain des attentats visant Charlie Hebdo, c’est une banale histoire de rétroviseurs, ceux de la Citroën utilisée par les frères Kouachi, qui a déchaîné la « complosphère ». Sur une vidéo, les rétroviseurs, filmés du haut de l’immeuble de Charlie Hebdo et dans le soleil, ont l’air blancs. Mais, sur la photo prise quelques minutes plus tard à l’endroit où les tueurs abandonnent le véhicule, ils sont noirs. Cela s’explique assez facilement : l’angle de vue est différent. Et, cette fois, il n’y a pas de reflet. Mais il n’en faut pas plus pour que se déclenche la machine complotiste : la voiture utilisée par les assaillants n’est pas la même que celle abandonnée plus loin. La découverte d’une carte d’identité à l’intérieur de cette dernière renforce l’idée d’un second véhicule, au sein duquel des preuves factices auraient été déposées par les services secrets... israéliens pour faire accuser à tort les frères Kouachi. En effet, d’après le site conspirationniste www.alterinfo. net, « aucun musulman n’avait intérêt à commettre cet acte et certainement pas dans cette hystérie collective d’islamophobie ». À qui profite donc le crime ? Aux sionistes ! Ceux-ci préparaient en effet de longue date « un attentat de grande ampleur afin de marquer définitivement les esprits et retourner l’opinion française contre les musulmans » 1.
Pour chaque histoire, il en existerait donc une autre que l’« on » cherche à nous cacher. Et que les adeptes des théories de complot s’échinent à révéler au grand public.
Un phénomène ancien
Si ces théories sont de plus en plus nombreuses, elles ne sont toutefois pas neuves. Les premières accusations datent du Moyen Âge : dans les années 1300, les lépreux et les Juifs ont été accusés d’empoisonner les puits, puis de propager la peste noire pour faire mourir des chrétiens. Mais pour le sociologue Pierre-André Taguieff, c’est surtout à partir de la Révolution française qu’on verra apparaître ce qu’il appelle des « mégacomplots » dans lesquels des instances puissantes (les francs-maçons, des ploutocrates, les communistes) complotent contre les pauvres, les élites dirigeantes ou les musulmans. « Entre 1789 et 1792, plusieurs pamphlets sont publiés sur le thème du complot maçonnique ou illuministe derrière la Révolution française. On y trouve déjà le schéma qui structure toutes les visions du complot, de la simple peur du complot à la mythologie complotiste. Le schéma est le suivant : les événements cachent leur cause ; pour y accéder, il faut savoir décrypter ; pour pénétrer les coulisses du théâtre historique, il faut bénéficier d’une initiation »2. En ce qui concerne la Révolution française, le postulat est que des êtres malfaisants, dans les ténèbres, ont élaboré un plan de destruction de la civilisation chrétienne et de l’ordre monarchique... La véritable histoire est donc une histoire secrète. L’histoire officielle ne peut qu’être mensongère. Taguieff préfère toutefois nuancer le concept même de « théorie du complot ». Il juge l’expression malheureuse, car elle donne à penser que les complots n’existent jamais, ce qui est évidemment faux. Il préfère donc parler de « mentalité complotiste », à savoir cette tendance à attribuer tout événement dramatique à un complot ourdi en secret par un individu ou un groupe plus ou moins important.Professeur de sciences politiques à l’Université de Liège et auteur du livre L’imaginaire du complot, Jérôme Jamin tente lui aussi de démonter les mécanismes qui donnent naissance aux théories du complot : « Les gens cherchent à établir une correspondance entre la cause et les effets. Et la cause doit être à la hauteur des effets. Confrontés à une catastrophe telle que celle des événements de janvier à Paris, certains veulent une cause forte. Un tel cataclysme ne peut être le fait de quelques individus de 30 ans au triste destin. Le sens donné par les médias traditionnels est trop décevant » 3. La même analyse vaut pour l’affaire Dutroux puisqu’une partie de la population n’a jamais pu accepter qu’un seul et unique psychopathe ait été responsable de tant d’horreurs. D’où la théorie des réseaux, associant magistrature, monde politique et même Palais Royal. Une théorie jamais démontrée, mais qui reste gravée encore aujourd’hui dans l’esprit de nombreux Belges.
Un autre élément moteur dans ces théories est à chercher dans la quête de sens. Le vide de sens appelle en effet à trouver des réponses, même absurdes. La crise de légitimité de nos institutions et les difficultés socioéconomiques que traverse la société à l’heure actuelle peuvent ainsi accentuer les phénomènes complotistes. Ce que confirme Emmanuel Kreis 4, historien des courants ésotériques modernes et contemporains, pour qui ces thèses semblent mieux fonctionner en période de crise. Ainsi, la fin du XIXe siècle ou les années 1930 ont été des périodes favorables à la naissance de nombreux textes complotistes.
L’effet « millefeuille »
Une autre manière d’expliquer la dynamique des théories du complot, c’est d’y voir un effet « millefeuille ». C’est ce que développe Gérard Bronner, sociologue spécialiste des croyances collectives dans son ouvrage La Démocratie des crédules : « En fait, chaque argument est faux, mais comme il y en a des centaines voire des milliers, cela rend les théories plus résistantes à la contradiction. On ne peut pas défaire tous ces arguments. Les tenants de ces thèses veulent susciter le doute plutôt qu’administrer la preuve, c’est une intelligence collective qui est à l’œuvre. On peut dire qu’on a affaire à un monstre argumentatif. Et cela est rendu beaucoup plus facile depuis que les réseaux sociaux existent » 5. Ces théories du complot se développent plus vite aujourd’hui, car elles sont la conséquence de la dérégulation du marché de l’information. Ce phénomène affaiblit les ‘‘gatekeepers’’ comme les journalistes qui filtrent l’information. Les théories démagogiques n’ont plus d’obstacles. Auparavant, elles étaient confinées dans des espaces de radicalité à la diffusion réduite, devant passer principalement par le bouche-à-oreille. Aujourd’hui, elles surgissent de toute part à une rapidité impressionnante grâce à la puissance d’Internet.Plus nombreux que les autres couches de la population sur les réseaux sociaux, ce sont principalement les jeunes qui semblent séduits par ces théories 6 : ils peuvent avoir le sentiment que la vérité est ailleurs que dans les médias traditionnels. Gérard Bronner insiste : « Les conspirationnistes veulent créer une forme de doute dans les esprits. Il suffit de faire douter l’interlocuteur une fois, deux fois, trois fois. Puis l’esprit, notamment des jeunes, va basculer dans une forme d’idéologie » 7. Des idéologies nauséabondes ou en tout cas radicales, que l’on retrouve principalement dans l’extrémisme de droite et de gauche.
Le complot des complots Au début du XXe siècle apparaît ce que d’aucuns n’hésitent pas à appeler «le complot de tous les complots»: les «Protocoles des Sages de Sion». En Russie, le tsar Nicolas II est très régulièrement la cible d’attaques d’opposants politiques. Piotr Ratchkovski, le chef de sa police secrète à l’étranger (l’Okhrana), décide de profiter du climat d’antisémitisme ambiant pour pointer les Juifs comme les principaux responsables des maux de Nicolas II. Comment? En faisant rédiger un faux grossier: un compte-rendu des rencontres entre de puissants membres de la diaspora juive réunis pour comploter afin de dominer le monde entier. Ainsi naissent les «Protocoles des Sages de Sion». L’auteur a en fait puisé son inspiration dans le «Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu», un pamphlet contre Napoléon III écrit quatre décennies plus tôt par un Français, Maurice Joly. Dès 1921, la supercherie est démasquée dans un article du Times britannique. Mais le mal est fait. Traduits en plusieurs langues, les Protocoles font le tour de l’Europe. Et un certain Adolf Hitler y contribue, en le relayant dans Mein Kampf: «Les ‘‘Protocoles des Sages de Sion’’, que les Juifs renient officiellement avec une telle violence, ont montré d’une façon incomparable combien l’existence de ce peuple repose sur un mensonge permanent. ‘‘Ce sont des faux’’, répète en gémissant la ‘‘Gazette de Francfort’’ et elle cherche à en persuader l’univers;c’est la meilleure preuve qu’ils sont authentiques». Au fil de l’histoire, même identifiés comme un tissu de mensonges, les Protocoles continuèrent à inspirer les conspirationnistes. Aujourd’hui encore, avec Internet, il suffit de quelques clics pour se les procurer. En 2002, le texte fut même adapté en série télé sur une chaîne égyptienne: «Le cavalier sans monture» sera diffusé dans 17 pays arabes...# |
Des motivations politiques
Ce qui nous amène à cette autre question : l’utilisation politique de ces prétendus complots. En effet, le conspirationnisme ne peut être réduit à ses dimensions psychosociologiques. Selon Rudy Reichstadt, animateur du site conspiracywatch.info, « le discours à la fois accusatoire et victimiste qu’il recouvre en fait un efficace outil de diversion. En dissolvant les problèmes dans le chaudron de la conspiration, cette tactique éminemment politique est prisée des régimes autoritaires et des leaders populistes en ce qu’elle transforme les opposants en ‘‘agents de l’étranger’’ et les détracteurs en comploteurs » 8.Une récente étude néerlandaise 9 confirme que les sympathisants d’extrême droite et d’extrême gauche sont plus enclins que les autres à verser dans la théorie du complot. En Belgique francophone, le phénomène est politiquement peu affirmé. Seul l’ancien député Laurent Louis 10 n’hésite pas à régulièrement brandir l’étendard du complot. Il a notamment publié à plusieurs reprises une liste de présumés pédophiles liés de près ou de loin à l’affaire Dutroux. Une liste farfelue, comprenant un très grand nombre de notables, qui fait toutefois mouche auprès d’une petite frange de la population qui continue régulièrement à la diffuser sur les réseaux sociaux. En France, le phénomène a pris plus d’ampleur. Jean-Marie Le Pen a ainsi plus d’une fois utilisé la carte du complot pour expliquer certains événements (11 septembre, Charlie Hebdo). Un proche du FN français, le sulfureux Alain Soral, use et abuse de la méthode pour dénoncer un vaste complot juif. Dieudonné, plusieurs fois candidat sur une liste antisioniste, n’hésite pas à faire de même dans des vidéos, postées sur YouTube, qui touchent parfois plus d’un million de personnes, principalement des jeunes. Dans bien des cas, Dieudonné et Soral s’emploient à brouiller les pistes dans les messages qu’ils véhiculent. La vision du monde qui se dégage du matériel mis en circulation par cette mouvance promeut l’effacement de toute distinction de nature entre régimes autoritaires et démocraties libérales et récuse toute législation antiraciste sous prétexte de défense de la liberté d’expression. Elle rejette aussi la pertinence du clivage gauche-droite, le véritable clivage étant selon elle celui qui sépare « le Système » de ceux qui lui résistent. Elle est de ce fait marquée par une très vive défiance à l’égard des institutions démocratiques. Les autorités officielles (politiques, judiciaires...), les corps intermédiaires (partis, syndicats...) et surtout la presse sont vus comme irrémédiablement corrompus.
Quel remède ?
On l’a compris, contrer ces théories du complot s’avère particulièrement compliqué tant leur dynamique est efficace. Investir l’école, les médias traditionnels ou même les médias numériques avec une contre-argumentation est nécessaire, mais ne suffira pas. En effet, même en les démontant les unes après les autres, de nouvelles théories apparaîtront aussitôt. Cela étant, il importe tout de même de sensibiliser et former les citoyens, et principalement les jeunes, à l’esprit critique. Pour Gérard Bronner, il s’agit de « les doter d’une boussole assez solide pour s’orienter dans cet univers d’information qu’est devenu l’espace contemporain » 11. Mais c’est cette même boussole qui doit servir à ne pas tomber dans l’excès inverse : il serait en effet particulièrement dangereux de taxer de conspirationniste toute personne ou tout groupe de personnes tentés par la remise en question des versions officielles. Douter du pouvoir en place, contester les discours issus des élites : tout cela fait en effet partie de la logique même de nos fondements démocratiques. Dans ce débat, le travers ultime serait d’utiliser ces mouvances complotistes afin de traquer, voire d’interdire toute voix discordante. Là où, au contraire, la réponse doit venir de la résurgence d’un débat démocratique de qualité. #1. http://www.alterinfo.net/Attentat-terroriste-a-Paris-Le-Mossad-a-t-il-exauce-les-voeux-de-Charlie-Hebdo_a109415.html
2. Propos issus d’un article paru dans le journal Le Monde 2, «Le retour de la théorie du complot. Entretien avec le politologue Pierre-André Taguieff», supplément du 5 novembre 2005.
3. Propos tenus lors de l’émission radio «Matin Première» sur La Première, le 22 janvier 2015.
4. Emmanuel Kreis, Les puissances de l’ombre. Jésuites, francs-maçons, réactionnaires... la théorie du complot dans les textes, Anthologie réunie par CNRS Éditions, 2009.
5.http://www.challenges.fr/politique/20150119.CHA2323/charlie-hebdo-comment-se-developpent-les-theories-du-complot.html
6. Ce que confirme un sondage intitulé «Les Français et les propos haineux sur Internet», réalisé en France par Opinion way, suite aux attentats de Charlie Hebdo.
7. http://www.challenges.fr/politique/20150119.CHA2323/charlie-hebdo-comment-se-developpent-les-theories-du-complot.html
8. Rudy Reichstadt, «Conspirationnisme: un état des lieux», in Note n° 11 - Fondation Jean-Jaurès, Observatoire des radicalités politiques, février 2015.
9. Jan-Willem van Prooijen, André P. M. Krouwel et Thomas V. Pollet, Political Extremism Predicts Belief in Conspiracy Theories, VU University Amsterdam et 2NSCR, Amsterdam, janvier 2015.
10. Parti populaire, puis Debout les Belges.
11. Voir : http://dossiers.lalibre.be/complot/
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