Photo Andreia LematreTant dans nos pays qu’au Sud de la planète, les initiatives d’économie sociale ont connu (et connaissent toujours) un certain succès. Reste que les contextes dans lesquels elles se développent sont radicalement différents. Dès lors, si ces initiatives ont historiquement permis le développement de la protection sociale en Belgique et ailleurs, peuvent-elles jouer le même rôle partout ?

Quand on parle d’économie sociale, de quoi parle-t-on ?

De manière générale, on parle des initiatives menées par un groupe de citoyens dans une logique « non capitaliste ». Cette dernière notion signifie que le pouvoir de décision n’appartient pas aux investisseurs et/ou que la finalité de l’initiative n’est pas motivée par la recherche du profit. Cela ne veut néanmoins pas dire que les activités ne peuvent ou ne doivent pas générer un surplus économique, mais celui-ci doit impérativement être réinvesti dans l’activité. La finalité première, c’est l’objectif social que l’initiative s’est fixé.
Cela étant dit, le concept a des appellations différentes selon les régions du monde. En Belgique, on a beaucoup usé du vocable d’« économie sociale » pour toutes les initiatives privées non capitalistes, et on tend à parler de « nouvelle économie sociale » pour les initiatives qui se sont développées à partir des années 80 pour répondre à la montée de nouvelles questions sociales, comme les questions environnementales, l’exclusion sociale, la crise des États-providence... En France, une série de nouvelles initiatives, s’adossant à une critique politique du système, empruntent le qualificatif d’« économie solidaire » pour se distinguer des initiatives d’économie sociale fortement institutionnalisées.
Dans les pays du Sud, comme en Amérique latine, on parlera plus volontiers d’« économie populaire et solidaire », parce que ces initiatives prennent, pour la plupart, leurs racines dans l’économie populaire. Celle-ci regroupe l’ensemble des activités socioéconomiques menées par des personnes qui, exclues de l’accès à toute politique publique, cherchent à subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Dans ce contexte, l’économie solidaire est à l’origine de mouvements sociaux qui ont progressivement exigé la mise en place de politiques publiques, comme ce fut le cas au Brésil. La particularité de l’Amérique latine, c’est que les mouvements sociaux qui se revendiquent de l’économie solidaire cherchent à mettre en œuvre un autre type d’économie, un nouveau modèle de développement, qui serait basé sur la coopération, la solidarité et l’autogestion.
Rappelons pour conclure que si, chez nous, les initiatives d’économie sociale ont le statut juridique d’association, de coopérative ou de mutualité, dans le Sud, beaucoup de groupes d’économie solidaire sont informels.

Des exemples d’initiatives ?

Au Brésil par exemple, il y a une multitude d’initiatives innovantes relevant de l’économie solidaire. Je pense notamment à une filière de production de coton biologique qui s’est développée dans différents endroits du pays. Toute la chaîne de production (récolte, filage, tissage, etc.) est intégrée verticalement sur base d’initiatives d’économie solidaire. Il y a aussi toutes les expériences relatives à la finance solidaire, comme celle du Banco Palmas à Fortaleza. Cette banque populaire s’est développée dans une région désaffectée où il n’y avait presque plus d’activités économiques. Elle a alors lancé une monnaie locale qui devait être dépensée dans la région auprès d’initiatives d’économie solidaire. Cela a permis de relancer l’économie locale.

Du point de vue de la protection sociale, quel(s) rôle(s) ces initiatives jouent-elles ?
Il peut y avoir différentes configurations. Pour vous donner une réponse plus correcte, il faut à tout le moins différencier selon les régions du monde.
Chez nous (Belgique, France, Allemagne), économie sociale et protection sociale sont intimement liées puisque nous vivons dans des États-providence que l’on peut qualifier de « corporatistes », où les politiques sociales s’appuient, pour leurs prestations, sur une série d’organisations d’économie sociale qu’elles financent et régulent. L’État-providence – aujourd’hui attaqué par les politiques néolibérales – est d’ailleurs né de l’institutionnalisation d’une série d’initiatives d’économie sociale portées par les syndicats (coopératives, mutualités, etc.) qui ont mené au développement de politiques publiques.

Et dans les pays du Sud ?

La question du lien entre l’économie solidaire et la protection sociale va se poser autrement en Afrique et en Amérique latine où les États-providence et les politiques publiques sont peu développés et où le capitalisme est plus « sauvage ». Comme je l’ai mentionné, l’économie solidaire se développe alors dans l’économie populaire, c’est-à-dire parmi et avec toutes ces personnes exclues de l’accès à la protection sociale étatique qui vont mutualiser leurs efforts pour tenter de répondre à leurs besoins. C’est donc l’économie populaire et solidaire qui fournit la protection sociale au quotidien. En Afrique par exemple, on assiste au développement de mutuelles de santé... En Amérique latine, les protagonistes demandent le soutien spécifique des pouvoirs publics en matière d’accès à la formation, au crédit... car les initiatives reflètent souvent le niveau de vie des participants et génèrent donc un faible revenu. Au cours de mes recherches, j’ai néanmoins pu entendre de la part des travailleurs que la dimension économique n’est pas la seule qui entre en ligne de compte. Les participants mettent aussi en avant d’autres bénéfices : dignité au travail, conciliation vie privée (garde des enfants...) et professionnelle, etc.
Mais il n’empêche que l’économie solidaire, en tant qu’acteur économique, ne pèse pas encore fort lourd. C’est l’une des raisons pour lesquelles on voit apparaître en Amérique latine – et cela commence à se développer également en Asie et en Afrique – des mouvements d’économie solidaire, regroupant les acteurs de ces initiatives, mais aussi des structures d’appui (ONG, syndicats, universités, etc.). L’acteur politique ainsi constitué ne va pas se limiter à revendiquer la mise en place de politiques publiques d’appui aux initiatives d’économie solidaire, mais également le développement de politiques publiques plus générales, liées notamment à la protection sociale, à la santé, à l’éducation... Il vise alors le développement d’une autre économie et d’une protection sociale étatique.

Dès lors, les initiatives d’économie solidaire ne risquent-elles pas d’être instrumentalisées par l’État ?

C’est vrai que souvent, il y a une tension dans les processus d’institutionnalisation des initiatives d’économie sociale. D’une part, ces dernières émergent souvent face à une demande sociale non satisfaite par les politiques publiques étatiques. Elles militent alors pour faire reconnaître ce problème dans le débat public et pour être reconnues comme un acteur pertinent par l’État. L’histoire montre que cela permet souvent le développement de politiques publiques qui visent à soulager le problème social révélé par ces initiatives et que celles-ci ont accès à des ressources publiques pour soutenir leur développement. Mais l’entrée dans l’action publique étatique peut, d’autre part, comporter certains dangers. Elle entraîne par exemple le risque de se voir « formatées » selon les priorités de l’action publique étatique du moment. On peut prendre l’exemple chez nous des initiatives d’économie sociale d’insertion par le travail qui se sont développées dès les années 70 pour faire face à la montée du chômage et de l’exclusion sociale. Elles militaient pour l’insertion par le travail dans une perspective de « droit au travail ». Elles ont ainsi permis le développement d’une série de politiques publiques à destination des chômeurs. Aujourd’hui, certaines de ces initiatives sont institutionnalisées au sein de l’« État social actif » et de ses parcours d’insertion, qui déploient une conception davantage tournée vers le « devoir de travailler » et la responsabilisation individuelle face aux risques de l’emploi. Cela soulève une série de questions pour ces initiatives...

C’est la même dynamique en Amérique latine ?

Sur place, on assiste à différents processus d’institutionnalisation des initiatives d’économie solidaire. Comme je vous l’ai dit, dans plusieurs pays, celles-ci se sont organisées en mouvement social. Au Brésil par exemple, c’est le mouvement social qui a entraîné, sous le gouvernement de Lula, la création d’un Secrétariat national d’économie solidaire (SENAES). Ce dernier a d’ailleurs pris les revendications du mouvement social comme plan d’action. L’approche de la concertation s’est déroulée du bas vers le haut, entre les initiatives d’économie solidaire et les politiques publiques. A contrario, au Venezuela, sous Chávez, c’est une approche du haut vers le bas qui a prévalu et des politiques proactives de la part de l’État de soutien à l’économie solidaire ont été mises sur pied. Cette approche a toutefois mené à de nombreuses faillites de coopératives, entre autres parce que celles-ci n’étaient pas suffisamment ancrées dans des initiatives de base portées par des citoyens.
Les relations entre les initiatives d’économie sociale et les politiques publiques, en ce compris la protection sociale étatique, sont donc plurielles et aux résultats parfois divergents.

Au même moment, chez nous, c’est l’inverse qui se produit : on détricote les politiques publiques...

Effectivement, les politiques publiques sont mises à mal. Et on assiste à un risque d’instrumentalisation de l’économie sociale par l’État qui ne voit alors dans celle-ci que son potentiel de création d’emplois. Pour le dire autrement, l’État ne soutient les initiatives d’économie sociale que si elles sont créatrices d’emplois. Comme le dit Christian Arnsperger, on peut craindre dans ce contexte qu’elles ne deviennent une sorte de « voiture-balai du capitalisme ». C’est pourquoi il est important que les initiatives d’économie sociale s’adossent à une critique politique.

Existe-t-il une bonne marche à suivre pour ne pas connaître de pareilles défaites ?

Je ne connais pas de recette miracle, mais je pourrais évoquer ici l’économiste, historien et anthropologue hongrois Karl Polanyi. Celui-ci étudie la manière dont les sociétés, à divers moments de l’histoire et dans plusieurs régions du monde, ont combiné différents principes économiques pour pouvoir se protéger des aléas de la vie. Dans cette optique, la protection sociale se définit comme la capacité des individus à sécuriser leur cadre de vie sur un territoire donné.
Polanyi analyse les principes économiques mobilisés, que ce soit dans la sphère monétaire ou dans la sphère non monétaire. Il dégage quatre principes : le marché (la production et l’échange marchand à travers la vente de biens et services), la redistribution (où une autorité centrale prélève une partie de la production et la redistribue selon certains critères – il s’agit typiquement dans nos sociétés modernes de l’État social), la réciprocité (la production et les échanges de biens et services au sein d’une communauté à travers la logique du don-contre-don) et l’administration domestique (la production par le groupe pour son propre usage – typiquement l’économie du ménage). La réciprocité et l’administration domestique ayant lieu en majorité dans la sphère non monétaire, elles sont passées sous silence par les conventions de l’économie formelle qui attribuent une valeur uniquement à ce qui a un prix et accordent une supériorité à l’échange marchand.
Polanyi montre qu’une société devient totalitaire lorsqu’un principe économique domine les autres. Il invite donc à analyser la configuration spécifique que prennent les différents principes, au niveau micro ou macro, pour assurer (ou non) un niveau satisfaisant de protection sociale. Il rappelle que ces combinaisons relèvent d’un choix politique, du développement d’un cadre institutionnel adéquat qui protège les différents principes économiques et qui permet une intégration plus harmonieuse de ceux-ci.
Cela a mené à l’émergence de la pensée sur l’économie plurielle, à la suite d’auteurs tels que Jean-Louis Laville. Dans une société du « tout au marché » où domine très fortement le principe marchand, comme c’est le cas aujourd’hui, l’auteur invite alors à mobiliser la redistribution et la réciprocité pour se protéger, autrement dit à développer le couple « protection sociale étatique » et « économie sociale et solidaire ». #


Propos recueillis par Nicolas VANDENHEMEL

Andreia LEMAÎTRE - Professeur à l'UCL, menbre du Centre d'Etudes du Développement et du Centre Interdisciplinaire de Recherche Travail, Etat et Société

 

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