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Quels enseignements peut-on tirer des dernières élections européennes pour notre Démocratie ? Derrière l’abstention et la montée de l’euroscepticisme se cache un malaise dont les causes ne proviennent pas nécessairement de la crise économique, nous explique Vincent de Coorebyter. Selon lui, la crise est plus profonde et serait liée au déséquilibre structurel dans lequel est plongée notre société. Entretien.

 

 

 

 Les élections européennes ont été caractérisées par un fort taux d’abstention et une poussée des partis eurosceptiques. Pour expliquer ce phénomène, on a évoqué une triple crise : de la démocratie, de la représentation politique, et des élites. Partagez-vous cette analyse ?

« Crise de la démocratie » ou « crise de la représentation politique », c’est un terme que l’on emploie en Belgique depuis une vingtaine d’années. Il a surgi avec les fameuses élections du 24 novembre 1991 (le « dimanche   noir ») marquées par la forte poussée de l’extrême droite. Or une crise est, par définition, une déstabilisation subite, de courte durée, qui conduit soit à la destruction ou au démantèlement d’un système, soit à son dépassement. Mais une crise qui dure depuis 20 ans n’est plus une crise ! Il faut donc réfléchir dans des termes qui ne vont pas chercher les causes de cette crise dans des éléments trop conjoncturels.
Par rapport aux élites, cela va encore davantage de soi, car il y a toujours eu une mise en question des élites dans le cadre démocratique, dont le principe même – mettre le peuple au centre du jeu – naît d’une méfiance par rapport aux élites. Historiquement, la démocratie est une tentative de dépassement du pouvoir oligarchique, d’abord incarné par l’aristocratie puis par la bourgeoisie fortunée. Parler d’une crise des élites dans un cadre démocratique, c’est à certains égards une aberration. Il n’y aurait pas de démocratie si nous avions confiance dans nos élites. Nous serions alors restés dans un système de type féodal, aristocratique ou oligarchique. Il vaut mieux se demander ce qui, dans l’évolution de nos sociétés, alimente aujourd’hui de manière de plus en plus manifeste un malaise à l’égard du système politique. Ce que l’on appelle « crise de la représentation » ou « de la démocratie » peut avoir des causes externes à la démocratie elle-même. Il faut prendre en compte des évolutions sociétales, économiques et autres.

Vous pensez à la crise économique ?

Je ne crois pas que cela se réduise à la situation économique immédiate. Dans le champ intellectuel, nous sommes trop nombreux à être pénétrés par un marxisme sommaire qui nous a appris que l’économie était fondamentale comme clé d’explication. Du coup, à se vouloir réaliste, matérialiste ou lucide, on a tendance à tout ramener à l’économique. La crise de la démocratie, telle qu’elle s’est confirmée avec l’élection du Parlement européen du 25 mai dernier, était déjà évoquée il y a 10 ou 20 ans alors que la situation n’était pas la même qu’aujourd’hui, après la crise financière de l’automne 2008.
Ce qui me paraît plus fondamental c’est que, depuis une trentaine d’années, nous sommes passés d’une société d’équilibre précaire à une société de déséquilibre structurel. L’équilibre précaire, c’est la période que l’on appelle les « trente glorieuses », le compromis fordiste, la reconstruction d’après-guerre, la période keynésienne. En gros, 1945-1975, et encore. Car les spécialistes s’accordent pour dire que c’est dès 1967 que cela commence à craquer. Dans les années ‘70, on entre dans une période qui a déconcerté tous les économistes : la stagflation, la simultanéité de la stagnation et de l’inflation, phénomènes que les économistes jugeaient incompatibles entre eux. Depuis lors, on n’est jamais revenu au plein-emploi. On a approfondi la globalisation, la mondialisation, la flexibilité, la dérégulation et donc le sentiment de précarité, de mise en concurrence et de déstabilisation pour des parts de plus en plus importantes du monde salarié. Une partie non négligeable de la population ne se sent pas aspirée positivement par ces évolutions récentes, ne se trouve pas dans le bon wagon de la mondialisation, n’est pas capable ou n’a pas la chance de saisir les nouvelles opportunités professionnelles, tandis que d’anciens métiers disparaissent les uns après les autres. Il y a tous ceux qui sont précarisés, marginalisés, dont les jeunes qui n’ont connu que des parents chômeurs. Ce sont là des facteurs multiples qui induisent une crise de la démocratie. Il existe un sentiment de perte grave de maîtrise collective de notre destin. Quand il est manifeste que nos élites politiques, économiques et intellectuelles ne savent pas quelle direction nous allons prendre, ou ne savent pas la maîtriser, comment voulez-vous garder confiance dans le système ?

N’y a-t-il pas également une tension, voire un conflit entre les nouvelles demandes de la population et la rigidité du système politique ?

Nous en sommes encore à devoir affiner l’analyse du blocage ou des difficultés. Une bonne partie du monde politique et intellectuel n’a pas l’impression que le système est trop rigide. On a plutôt l’impression que le système est davantage remis en cause par des résultats électoraux, comme on l’a vu au dernier scrutin européen. C’est d’ailleurs ce qui distingue de plus en plus les partis populistes de l’extrême droite traditionnelle. Celle-ci militait pour une sortie du système démocratique, pour le balayage complet du système, et ne possédait qu’une faible représentativité dans l’après-guerre. Les partis populistes, eux, réalisent régulièrement des percées électorales de grande ampleur, de sorte que, pour nombre de dirigeants, la crise de la démocratie est imputable au peuple et pas au système.
Il faudrait plutôt s’intéresser aux vecteurs de malaise qui sont, cette fois, internes au système politique. À l’heure actuelle, l’État s’occupe de toute une série de problématiques qui n’existaient pas à la naissance des démocraties contemporaines, il y a deux siècles. Il existe un décalage entre la simplicité du système électoral – j’ai un bulletin de vote que je dois mettre dans l’urne pour un ou des candidats d’un même parti – et les multiples problématiques qu’une assemblée doit gérer.
Ce décalage n’a pas toujours existé. Une des évolutions les plus importantes du système démocratique, c’est la création de partis politiques sur la base des clivages typiques du 19e siècle, qui divisaient profondément la société sur des enjeux majeurs. Ce faisant, des segments entiers de la population se reconnaissaient dans telle ou telle tendance politique. Alors que le jeu parlementaire était considéré comme un facteur de désordre, les partis politiques ont mis de l’ordre et ont créé des structurations repérables, des identités fortes. Les partis ont incarné des grandes lignes de force idéologiques.
Aujourd’hui, le jeu politique est toujours dominé par cet héritage du 19e siècle, mais avec un décalage face aux nouvelles aspirations de la population, qui sont devenues bien plus complexes. Les partis politiques traditionnels ont beau être traversés par des tensions internes, contestés par de nouvelles tendances (régionalistes, écologistes...), ils continuent à constituer l’essentiel de l’offre politique. 


Il y aurait donc un ras-le-bol des citoyens envers les partis ?

Les partis politiques font en permanence l’objet d’un double procès. On dit qu’ils sont trop fermés, trop clivés, trop obstinés, pas assez ouverts à l’opposition, pas assez ouverts à la diversité des idées, qu’ils ne cessent de se battre comme des chiffonniers sur les mêmes lignes de fracture. Et, effectivement, lors des processus de composition des nouveaux gouvernements en Belgique, si l’on excepte la Région bruxelloise et la Communauté germanophone, le jeu a été très clivé, avec des coalitions clairement de centre-gauche ou clairement de droite. On reproche donc aux partis politiques d’être des dinosaures, répétant les mêmes positionnements idéologiques, incapables de s’entendre par-delà leurs différences. En quelque sorte, ils seraient trop fidèles à eux-mêmes. Mais, simultanément, un autre reproche leur est fait, à savoir qu’ils ne tiennent jamais leur parole, qu’ils se lancent dans n’importe quel compromis, qu’ils entrent dans des coalitions improbables où l’on mélange l’eau et le feu. Selon ce second reproche, ils ont l’échine beaucoup trop souple : on ne leur reconnaît pas une identité, une fidélité à soi.
Cette incohérence dans les jugements portés sur les partis me paraît refléter l’incohérence des citoyens eux-mêmes. Les citoyens sont devenus de plus en plus divisés, complexes, avec des fidélités multiples et transitoires : ils veulent à la fois l’ordre et la liberté, un État protecteur et des impôts légers, des politiques écologiques et une croissance sans limite. Face à tout cela, l’unique bulletin de vote (par assemblée) et le petit nombre de partis politiques offerts aux citoyens sont devenus d’une simplicité insigne. Je suis persuadé que l’on voterait davantage pour des partis nouveaux, plus radicaux, plus audacieux, si les électeurs ne craignaient pas de voir ainsi leur unique vote perdu, attribué à un parti qui n’a aucune chance d’accéder au pouvoir ou à un parti dont ils ne voudraient pas pour diriger le pays, mais qu’ils aimeraient voir jouer un rôle d’aiguillon dans tel ou tel domaine. Non seulement l’offre politique, en termes de partis de gouvernement, est trop simple au regard de la complexité des mentalités, mais en outre, le très faible pouvoir laissé à l’opposition ne permet pas au citoyen de sentir sa volonté réellement représentée et pesée sur les décisions. Il faut être un inconditionnel d’un des partis au pouvoir pour se sentir à l’aise dans le système.


Il y a aussi une méfiance vis-à-vis d’une gestion technocratique de la politique ?

C’est plus largement une défiance contre ce que Foucault appelait le « savoir-pouvoir ». Par-delà les élus, toutes les professions intellectuelles subissent une crise de confiance (médecins, enseignants...). Toutes ces professions vivent une crise de légitimité profonde, qui précède l’apparition d’internet, lequel a joué un rôle d’accélérateur. En fait, on assiste à la poursuite de la poussée vers une égalité plus grande, ce que Tocqueville a bien repéré comme étant le principe idéologique fondamental de la démocratie, plus encore que la liberté.
Pour toute une frange de la population, la politique européenne, qui est fondamentalement libre-échangiste, signifie déstabilisation, précarisation, mise en concurrence généralisée. Comment voulez-vous avoir confiance dans des politiques qui ne vous profitent pas, qui sont décidées dans des cercles restreints et qui vous paraissent faites sur mesure pour ceux qui en seront les bénéficiaires ? Vous avez forcément une méfiance. Et elle a augmenté ces dernières années, sachant que les élites n’ont pas vu la crise financière venir. Elles ont soutenu la financiarisation de l’économie, et elles nous assuraient que l’euro était une garantie de stabilité...

Vous avez écrit ailleurs que face à ce sombre constat, vous ne vous étonneriez pas que nos sociétés renouent avec la rudesse de véritables affrontements. C’est assez pessimiste.

Ma remarque consistait à prendre au sérieux ce que l’on sent depuis des années, c’est-à-dire des tensions vives ou des replis alarmants sur les marges de la société, des craquements du système qui s’opèrent dans des univers qui se sentent largués. En gros, les perdus et les exclus de la mondialisation, les précarisés, ou encore ceux qui se sentent délibérément rejetés par le système pour des raisons ethniques ou religieuses et qui sont sensibles à la propagande islamiste. La radicalité religieuse, le repli identitaire, le développement de discours de haine, l’affrontement idéologique entre Occident et Islam, ou les révoltes urbaines dans des banlieues, tout cela ne me paraît pas voué à disparaître à court terme. Le déséquilibre économique et social, l’inquiétude sur toute une série d’enjeux, la persistance du conflit israélo-palestinien, alimentent structurellement les tensions.
Cela n’empêche pas qu’il se dessine aussi des voies alternatives plus rassembleuses. À côté d’une défiance profonde à l’égard de la politique, des pratiques se développent qui se fondent sur un versant positif des évolutions sociétales, à savoir notre attachement définitif à la liberté, à l’autodétermination. Nous avons intégré le fait que nous pouvons être acteurs de nos décisions, y compris sur le plan politique. Il y a une forme de souverainisme de chaque électeur. Autre évolution positive, l’élévation globale du niveau d’information. Quoi qu’il en soit de la persistance des inégalités à l’intérieur du système scolaire et du recul de l’excellence, le niveau global d’instruction n’a cessé de croître. Le citoyen peut donc beaucoup plus facilement qu’avant s’investir dans la chose publique avec une capacité d’accès à l’information et de formulation de propositions sans commune mesure avec la situation d’avant-guerre.
Je pense que cette donne-là est vouée à se développer. Mais tout cela doit encore mûrir. Je reste frappé par le fait que beaucoup de plaidoyers en faveur de la démocratie délibérative se fondent sur une analyse très discutable de ce qu’est le mécanisme représentatif et de ce que sont les partis politiques. Enfin, cette voie alternative est portée par des milieux sociaux qui ne sont pas indifférenciés. C’est à un certain niveau d’aisance, de culture et d’éducation que l’on peut s’engager durablement dans le G1000, dans un parlement de jeunes, etc. On sait bien la difficulté, pour ce type d’opérations, d’arrimer des citoyens plus modestes ou précarisés. Il y a là comme une course de vitesse entre la crise et ses remèdes. #

Propos recueillis par François REMAN

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