Bénéficier à volonté d’une eau potable de qualité est une chance que nous ne mesurons pas à sa juste valeur. Une chance très fragile. La pression de l’agriculture intensive renforcée par le dérèglement climatique pose des problèmes de plus en plus aigus dans le sud de l’Europe ou dans des régions comme la Bretagne et la Flandre. Ces régions recourent désormais massivement aux eaux de surface de lac et rivière traitées plusieurs fois pour satisfaire les besoins en eau potable. Dans le même temps, des vannes de robinets wallons, bruxellois et même flamands s’écoule en abondance une eau de bonne qualité issue, en proportion variable, de nappes d’eau souterraines wallonnes. Sur 393 millions de mètres cubes d’eau produits en Wallonie en 2009, 40 % du total étaient achetés par les régions voisines.

Pour assurer l’avenir de cet or bleu, les gestionnaires publics des réseaux de distribution et d’assainissement doivent réaliser des investissements répercutés in fine dans la facture d’eau des entreprises et des ménages. Le présent article ne remet pas en question le bien-fondé de ces investissements, mais s’interroge sur la répartition de l’effort financier, à travers les factures des uns et des autres. Ce débat est en phase avec les échéances démocratiques puisque le gouvernement wallon doit encore se pencher sur un axe de travail de sa Déclaration de Politique régionale qui demande précisément « d’évaluer la tarification progressive de l’eau ».
Le débat de la tarification est indissociable de celui sur la maîtrise de la ressource. La Wallonie a la compétence de réguler la mise à disposition de la ressource, soit octroyer les permis de captage et imposer une taxe sur les quantités prélevées. En revanche, elle n’est pas propriétaire des nappes phréatiques de son sous-sol. Plusieurs captages en Wallonie sont d’ailleurs la propriété d’intercommunales distribuant l’eau en Flandre (Vlaamse Maatschappij voor Watervoorziening) ou à Bruxelles (Vivaqua). Cette situation réduit évidemment les marges de manœuvre pour engager une nouvelle réforme de la politique de l’eau.

Wallonie plus chère
En Wallonie, les consommations sont facturées depuis 2004 selon le principe de « coût-vérité » qui inclut le coût-vérité de distribution (CVD) et le coût-vérité à l’assainissement (CVA). Le CVA est fixé à l’échelle de la Wallonie alors que le CVD varie selon les communes et intercommunales chargées de la distribution, en fonction de différents paramètres (longueur du réseau, nombre de compteurs...). Cette partie variable comprend 4 tranches de consommation différentes : de 0 à 30 m3, de 30 à 5.000, de 5.000 à 25.000 et une tranche au-dessus de 25.000 m3. Une troisième composante facturée 0,0125 euro le m3 finance le « Fonds Social de l’Eau ».
En 2009, le montant moyen d’une facture d’eau pour une consommation de 100 m3 (3 personnes) chez les principaux opérateurs s’élevait à 325,9 euros en Flandre, 337,85 euros en Wallonie et 227,81 euros en Région bruxelloise. Ce prix moyen se décompose en plusieurs postes de façon variable selon les régions (voir tableau). Ces moyennes recouvrent une multitude de prix différents. Trois caractéristiques identiques constituent néanmoins la « structure tarifaire » : une partie couvre les frais de distribution, une partie couvre les frais d’assainissement, l’autre correspond à une redevance d’abonnement.

Wallonie moins solidaire
La tarification est un instrument de la politique de l’eau qui vise simultanément des objectifs de type environnemental (préserver la ressource), social (garantir l’équité des usagers face au prix de l’eau et le maintien de l’accès social à l’eau) et économique (assurer la pérennité du service).
Dans une tarification « progressive » le prix des mètres cubes consommés augmente par tranches de consommation, ce qui encourage l’usage rationnel de l’eau. La Wallonie présente la tarification la moins progressive avec une forte redevance forfaitaire, 4 tranches de consommations très inégales et une dégressivité dès la 3e tranche. À l’inverse, le système tarifaire bruxellois est le plus progressif avec une redevance très faible et 4 tranches de consommations en m3 par personne pour les utilisations à des fins domestiques : vitale (0 à 15 m3), sociale (15 à 30), normale (30 à 60) et de confort (plus de 60 m3). Le système flamand se situe entre les deux avec une redevance moyenne et un quota gratuit de 15 m3 par personne correspondant à une tranche vitale de consommation.
Une tarification solidaire répond à deux conditions. D’abord, elle assure une certaine redistribution positive des revenus, c’est-à-dire que les ménages les plus aisés paient proportionnellement plus que les ménages ayant moins de moyens. Ensuite, elle rétablit l’équité des prix entre zones en mutualisant les coûts d’infrastructure parfois très différents (zone rurale et ville, par exemple). Le caractère solidaire de la tarification ne doit pas être confondu avec les dispositifs à caractère social (type Fonds Social) qui permettent à des publics démunis d’avoir un accès minimal à l’eau.
La tarification wallonne ne peut pas être qualifiée de solidaire. Certes, la réforme de 2004 a réduit les écarts de prix par rapport à la situation antérieure, mais on dénombre encore 50 prix de distribution différents pratiqués sur le territoire sans compter les taxes communales d’égouttage. La solidarité est difficile aussi parce de plus en plus de ménages et d’entreprises ont recours à des forages privés et se passent partiellement ou en totalité du réseau. Seule la tarification pratiquée en région bruxelloise peut être considérée comme réellement progressive et solidaire.

Les choix de la Wallonie
Cette divergence d’approche régionale tire son origine dans les choix opérés par les régions après transferts de compétences. Une structure tarifaire de type progressif avait été préconisée par le ministre fédéral André Oleffe en 1975, avec une consommation forfaitaire gratuite. En 1989, Guy Coëme, ministre wallon ayant l’eau dans ses attributions confie à la Société Wallonne de Distribution de l’Eau le soin de mettre en œuvre une tarification plus simple en 2 composantes : le paiement d’une redevance fixe annuelle et le montant des consommations. Pour atténuer les effets de cette réforme, en 1994, la SWDE crée un Fonds Social « en faveur des abonnés réellement nécessiteux ». Le débat sur la progressivité des tarifs est postposé, malgré l’avis du Comité économique et social wallon qui prend position en 1995 pour une tarification progressive.
En 2000, une directive-cadre de l’Union européenne (2000/60/CE) impose d’atteindre un bon état qualitatif des eaux en Europe d’ici 2015. Pour des régions en difficulté budgétaire, ce texte pose un dilemme : faire préfinancer cet investissement colossal par le secteur privé ou par des deniers publics ? La Wallonie choisit la pérennisation d’une gestion publique du réseau et investit 800 millions entre 2001 et 2005 dans l’égouttage et l’épuration. Ce choix wallon est conforté a posteriori. Les villes françaises, allemandes, italiennes qui ont cédé la gestion de leur réseau au secteur privé ont connu de cruelles désillusions. Mais dans le même temps, le volet assainissement fait décoller le prix de l’eau.
Avant 2000, les pouvoirs publics wallons auraient pu solidariser le financement de l’assainissement par la voie fiscale. Mais la directive-cadre 2000/60/CE introduit dans son sillage le principe « pollueur-payeur » : les États sont invités à instaurer un système tarifaire qui répercute sur chaque ménage « le juste prix » pour sa consommation. Certains y voient un tournant idéologique : la gestion publique de l’eau doit s’appuyer désormais uniquement sur une logique marchande de consommation et s’écarter d’une logique citoyenne d’usage d’un bien commun finançable en partie par la collectivité. Ce changement induit une conséquence importante : l’équité dans la répartition de l’effort de financement repose désormais quasi uniquement sur le caractère solidaire ou non de la structure tarifaire…

Un modèle sous tension
Après une période de transition de 2005 à 2008, le système tarifaire en vigueur en Wallonie atteint de moins en moins ses objectifs environnementaux ou sociaux, et les finances du secteur sont largement sous tension.
Côté dépenses, l’ensemble du cycle de l’eau doit faire l’objet d’investissements lourds. Environ 80 % de leurs charges financières sont des frais fixes d’infrastructure, indépendants du volume d’eau distribué.
Sur le volet assainissement, la Wallonie est en retard sur les objectifs de la directive-cadre sur la qualité des masses d’eaux souterraines et de surface. Elle est aussi en retard sur les obligations européennes d’assainissement pour les agglomérations de plus de 2000 habitants. Avec « 16.800 km d’égouts communaux de tout âge et d’état inconnu », il y a de quoi avoir des craintes sur la stabilité de certaines voiries dans les années à venir. Les infrastructures d’épuration et d’égouttage doivent dès lors se poursuivre à un rythme accéléré.
Sur le volet production et distribution, il y aussi urgence à moderniser un réseau dont l’âge moyen est estimé à 53 ans pour la SWDE. Le principal distributeur montre d’ailleurs l’exemple en investissant 1,25 milliard dans les dix prochaines années tout en assurant « un impact raisonnable dans le portefeuille des Wallons ». D’autres distributeurs tardent à investir, mais y seront inéluctablement contraints.
Côté recettes, la tendance est à la baisse. De plus en plus de ménages se retrouvent dans l’incapacité de payer leur facture. Les défauts de paiement ont augmenté de 50 % entre 2006 et 2009. Par ailleurs, les volumes consommés sur le réseau collectif sont en diminution constante. Et contrairement aux charges, les recettes sont directement liées aux volumes fournis.
D’une part de plus en plus d’entreprises industrielles sont tentées par de forages privés de grande envergure. D’autre part les prises d’eau foisonnent sur le territoire. Une récente enquête a permis d’évaluer à environ 70.000 le nombre détenu par des particuliers, dont seulement une sur cinq serait déclarée. Le recours aux ressources alternatives (via puits, citernes, etc.) correspond à 11 millions de m3 par an. On comprend mieux pourquoi le Wallon est le 4e plus faible consommateur d’eau en Europe !

Une impasse
Cette situation inquiète les distributeurs publics, qui voient leur comptabilité virer au rouge à plus ou moins brève échéance, avec des perspectives de redressement plutôt minces. Elle interpelle évidemment les travailleurs du secteur et les citoyens qui voient poindre un risque de privatisation et une inévitable hausse des prix.
Se met en place un cercle vicieux qui pousse plus de ménages et d’entreprises à s’affranchir du réseau. Les distributeurs n’ont d’autres recours que de baisser les prix des gros consommateurs disposant déjà des tarifs les plus avantageux, pour les dissuader de quitter le réseau. Du coup, l’effort de financement du réseau se reporte sur les autres. La situation règlementaire et tarifaire conduit donc à une impasse économique, mais aussi sociale, environnementale. Faut-il en conclure que le passage à une tarification progressive et solidaire serait la panacée ?

Tarification progressive, un volet indispensable
Une instance consultative est chargée d’évaluer la réforme tarifaire de 2004 : le Comité de Contrôle de l’Eau. Celui-ci regroupe des représentants de différents horizons : le secteur de l’eau, les consommateurs, les pouvoirs publics, les agriculteurs et les partenaires sociaux. Au sein de ce Comité, les représentants des distributeurs ne sont pas très favorables à un système de tarification progressive. Leurs principaux arguments sont d’ordre technique et financier. Ils estiment le système trop compliqué à mettre en place et susceptible de faire fuir les gros consommateurs, donc de baisser les volumes consommés.
L’exemple bruxellois montre pourtant qu’une tarification progressive et solidaire est faisable à coût raisonnable. Certes, sa mise en route nécessite une phase d’inventaire des compteurs. Mais Bruxelles y est parvenu avec une proportion d’immeubles bien supérieure. Un cadastre de l’eau chez les particuliers, les agriculteurs et les entreprises pourrait d’ailleurs être une étape indispensable pour réajuster les contributions de chacun. Cet outil permettrait d’identifier les synergies possibles entre distributeurs et du même coup favoriserait une mutualisation des coûts. Le temps d’y voir plus clair, un moratoire devrait limiter la possibilité de nouvelles prises d’eau privées. Enfin si une réforme s’engage, elle tiendra nécessairement compte du caractère transfrontalier de nombreuses ressources en eau et anticipera l’évolution de la demande des régions voisines. En conclusion
La situation actuelle menace à terme l’équilibre financier du cycle de l’eau, ce qui induit un cercle vicieux sur le plan social et environnemental. Le modèle wallon de gestion de l’eau entre dans une nouvelle période charnière : soit le gouvernement wallon adapte le système à la marge, soit il engage sans tarder une réforme plus ambitieuse que prévu. Pour la CSC un pilier essentiel de cette réforme est une tarification plus équitable et plus solidaire à l’instar des systèmes tarifaires mis en place dans les régions flamande et surtout bruxelloise. L’enjeu est de mieux combiner le principe de responsabilité « pollueur-payeur » et le principe de solidarité « selon ses moyens ». La solidarité et l’équilibre financier passent aussi par une plus grande mutualisation des infrastructures rendues possibles par des synergies entre distributeurs. Mais la clé de voûte du dispositif réside dans une plus ferme régulation de la mise à disposition de la ressource. Une réforme basée sur l’équité consoliderait au passage le statut public des services du secteur de l’eau, en rendant leurs missions encore plus en phase avec l’intérêt général. Le cadre transitoire pourrait être celui d’une nouvelle « Alliance Emploi-Environnement » porteuse d’emplois verts de qualité. Nous sommes assis sur un bien précieux dont nous sommes responsables solidairement.

Le Gavroche

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