PDELWIT Interview

 Fin 2011, après des mois de crise institutionnelle, Elio Di Rupo parvenait à mettre sur pied un gouvernement regroupant libéraux, chrétiens et socialistes. Après s’être attelé à la réforme de l’État, cet exécutif a mis en place des réformes socioéconomiques dont les effets pervers sur les plus fragilisé(e)s de notre société sont de plus en plus visibles. À quelques mois des élections, Pascal Delwit, politologue à l’ULB, répond à nos questions pour évaluer l’action de ce gouvernement fédéral. Cette interview constitue l’entame d’une série d’entretiens consacrés au bilan des différents gouvernements de notre pays qui paraîtront dans nos prochains numéros.

 

Pour Elio Di Rupo, le bilan du gouvernement est formidable, mais pour les mouvements sociaux, un gouvernement de droite n’aurait pas fait pire. Qu’en pensez-vous ?
Ce n’est ni l’un ni l’autre de mon point de vue. Ce n’est sûrement pas un bilan formidable, mais dans le contexte actuel, c’était difficile de faire mieux. A fortiori dans le contexte belgo-belge très fragile politiquement et dans un contexte européen de crise économique, financière, sociale et, à mon avis, morale.Le bilan du gouvernement ne peut être apprécié qu’à cette aune et, selon moi, il est raisonnable. Dès que le gouvernement a été mis sur pied (et ce fut loin d’être simple), il a réussi à faire ce qui, somme toute, n’était pas si évident, c’est-à-dire mettre en œuvre l’accord de gouvernement avec un volet socioéconomique, un volet sociétal et, surtout, un volet « réforme de l’État ». En ce qui concerne les aspects socioéconomiques, n’oublions pas que c’est un gouvernement de « grande coalition » (NDLR socialistes-libéraux-chrétiens). De telles coalitions sont exceptionnelles en Belgique et ne restent normalement en place que peu de temps 1. Autre élément non négligeable : cet exécutif est minoritaire dans le groupe linguistique néerlandais.
Sur le plan socioéconomique, il a préservé l’essentiel du point de vue de la gauche et du point de vue de la droite, il a réalisé quelques réformes (pensions, allocations de chômage). Il faut aussi se dire qu’un gouvernement plus à droite et des mesures plus à droite étaient tout à fait imaginables. D’ailleurs, Bart De Wever et le VOKA 2 ne disent pas autre chose 3 : suppression du mécanisme d’indexation automatique des salaires, diminution plus rapide et plus substantielle des allocations de chômage, sauts d’index...
En résumé, on peut dire que les deux sensibilités (gauche/droite et francophones/néerlandophones) se sont neutralisées dans ce gouvernement. Donc, ce n’est ni un gouvernement de droite ni un gouvernement de gauche. Il faut, par ailleurs, tenir compte du contexte européen et de la pression flamande. J’observe en effet que du côté francophone, on oublie trop souvent qu’il y a une partie flamande au pays et que ses acteurs politiques et sociaux disent majoritairement autre chose que leurs homologues francophones.

Pourtant, au sein des mouvements sociaux et syndicaux, il existe encore des fédérations nationales qui posent un jugement identique.
C’est vrai, mais j’observe quand même que l’ABVV ne dit pas exactement la même chose que la FGTB, et il en est de même pour l’ACV et la CSC ainsi que pour l’ACW et le MOC. C’est une réalité. Je ne porte pas de jugement. Il ne faut pas être dupe : le discours qui circule en Flandre selon lequel tous les transferts et tous les impôts sont imputables aux Wallons ne touche pas que les milieux de droite. C’est une réalité qu’il ne faut pas ignorer. En outre, ce qu’on peut clairement identifier comme la gauche flamande (SP.a et Groen!) n’a obtenu respectivement que 13 % et 6,5 % des voix en 2010, soit moins d’un cinquième de l’électorat flamand.


En échange de la mise dans l’opposition de la N-VA, Elio Di Rupo n’a-t-il pas dû avaler des couleuvres pendant deux ans ?
Ce n’est pas seulement Elio Di Rupo, mais bien la gauche qui a dû avaler des couleuvres pendant deux ans. Il est clair qu’une partie de la réforme des pensions ou des allocations de chômage n’aurait pas été adoptée par un gouvernement dit « rouge-romain » (NDLR CD&V/CDh et PS/SP.a) ou, a fortiori, dans un gouvernement « rouge-vert ». Mais pour que ce gouvernement puisse voir le jour, de deux choses l’une : soit on acceptait un compromis et il fallait tenir compte de deux acteurs incontournables en Flandre dans ce cadre (le CD&V et l’Open VLD), soit on entrait dans une phase de turbulences, avec vraisemblablement un scrutin réorganisé. Peut-être que cette dernière alternative aurait donné un meilleur résultat, mais c’est peu probable. Dans les faits, la situation est délicate pour tout le monde : lorsque l’État assainit une partie de ses dépenses publiques en augmentant la fiscalité, le VLD doit vendre cela à son électorat. Et Bart De Wever ne se prive pas de le rappeler à chacune de ses sorties. Au final, force est quand même de constater qu’il n’y a eu aucune grosse mesure : on n’a touché ni à l’index ni à la fiscalité des actions.

On constate quand même que ce gouvernement fait marche arrière sur ses promesses de régulation financière (scission des banques...).
Une fois encore, une certaine réalité sociopolitique s’impose. On voit de quelle aile du CD&V et de quel milieu vient Koen Geens (NDLR le ministre actuel des Finances). Et je ne pense pas que ce soit une distraction du CD&V d’avoir choisi quelqu’un qui n’est pas issu des rangs de l’ACW. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que la droite est très puissante en Flandre. Ce rapport de force a un impact indéniable sur l’action du gouvernement fédéral. De mon point de vue, quand on évalue les gouvernements en fonction de l’axe gauche-droite, on doit être plus sévère et plus exigeant dans le cadre régional, où le rapport de force est différent. Mais je peux comprendre que du point de vue de l’État-Providence, on peut se dire qu’il y a des reculs et indubitablement, il y en a.

Est-ce que, selon vous, la réforme de l’État va apaiser les tensions communautaires ? Ou, au contraire, dualiser davantage les relations ?
Je pense que la réforme de l’État ne va pas du tout apaiser les tensions. On se trouve devant deux alternatives : soit, on se meut dans ce que je considère comme un fédéralisme « acceptable » à défaut de coopération, soit on est dans un schéma de sécession ou de scission. Je ne crois pas vraiment à une situation intermédiaire, comme le confédéralisme « à la N-VA ».
Pour le reste, il y a eu un transfert de compétences. Tous les moyens n’accompagnent pas ce transfert. Cela signifie que les Régions et Communautés devront assainir leurs finances, mais aussi qu’ils auront des leviers importants. Un autre choix se pose : soit l’exécutif remet tout à plat et redéfinit des priorités et les moyens afférents, quitte à ce que certaines politiques menées auparavant ne le soient plus, soit on ne fait aucun arbitrage et on saupoudre. D’après moi, on peut saisir cette occasion pour mener le débat frontalement. C’est, à mon sens, un risque et une opportunité. Il faut se saisir de cette opportunité. En tout cas, pour la Région bruxelloise et la Région wallonne, il y aura, selon moi, deux leitmotivs à suivre : l’audace et la rigueur. L’audace, parce qu’il faudra accepter de prendre des risques et accepter que tout le monde n’aime pas ce qu’on fait et donc de devoir se confronter à une opposition qui va mobiliser les médias et les acteurs sociaux. Mais si c’est au terme d’un débat et en poursuivant un projet, je pense qu’une partie de la société suivra. Et de la rigueur, a fortiori dans le contexte budgétaire actuel, parce qu’on accepte encore des gaspillages qui n’ont vraiment plus de raison d’être.

Sous ce gouvernement, l’état de la concertation sociale a été déplorable dans notre pays. Comment interpréter cela ?
La concertation sociale en période de stagnation économique ou en récession ne fonctionne jamais bien. Il faut regarder la réalité : quand on parle de concertation sociale et de dialogue des partenaires sociaux, souvent, l’accord obtenu l’est avec un prix dont le coût doit être pris en charge par le pouvoir fédéral. Le problème, c’est qu’aujourd’hui, ce dernier ne sait plus l’assumer. La concertation sociale, c’est possible quand le pouvoir fédéral peut dire : « OK, au nom de la paix sociale et de l’accord entre parties, je donne de l’argent ». Mais ici, il n’y a plus d’argent, donc, l’arbitrage n’est plus possible. Cela s’est vu récemment au sujet de l’harmonisation du statut ouvriers/employés : le gouvernement ne savait pas mettre de liant parce qu’il n’a plus les moyens. C’est d’ailleurs un des enjeux de l’assainissement des finances publiques. Si, endéans les 10 ans, on parvient, par exemple, à reculer l’endettement du PIB de 100 % à 85 %, cela libérera des marges. Il y aussi des soucis de personne et Monica De Coninck n’a pas été la plus adroite, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais fondamentalement, le gouvernement n’a plus les moyens de payer le prix de la paix sociale et de l’entente entre syndicats et patronat.

Comment évaluez-vous la politique migratoire menée par le gouvernement actuel ?
C’est une question très délicate. Depuis plusieurs années, l’ethnocentrisme augmente avec des pressions sociales énormes contre les migrations et, plus généralement, contre les Belges d’origine étrangère ou contre certaines confessions (l’Islam). Cette pression est répartie sur l’ensemble du pays et tous les partis la subissent. Pour certains, cela ne pose aucun problème majeur, notamment pour les partis néerlandophones. Pour d’autres, c’est plus dur comme au CDh et au PS. Mais, en même temps, ces deux formations sont aussi soumises à des pressions de leur électorat.
Je suis bien conscient que des petits mouvements de défense des Afghans existent ou que certains défendent une vision plus universaliste contre l’ethnocentrisme et l’islamophobie. Ces mouvements sont couverts par la presse, mais celle-ci les surreprésente pour des raisons compréhensibles de socialisation commune. Mais dans les faits, la pression est dans l’autre sens. Si Maggie De Block est la responsable politique la plus populaire, ce n’est pas seulement parce qu’elle apparaît très pragmatique, mais parce qu’elle donne aussi une image de fermeté qui plaît.

À votre avis, un gouvernement Di Rupo II peut-il voir le jour ?
Plusieurs angles de réponse sont possibles. Premièrement, tout est envisageable. En Belgique, depuis 1999 4, toutes les coalitions sont possibles. Il n’en reste pas moins qu’in fine, ce sont les électeurs qui décideront. Mais je ne suis pas certain qu’une reconduction de la majorité actuelle avec le même Premier ministre soit le plus probable.
Si le CD&V a l’occasion de récupérer le poste de Premier ministre, il le fera. Nul ne sait prédire le résultat de la N-VA. Et il faudra tenir compte également du résultat du PS. Une reconduction du gouvernement actuel est une possibilité, mais il y en a beaucoup d’autres : un gouvernement des droites, à la condition que la N-VA n’ait pas de demandes institutionnelles, ce qui semble compliqué, mais cela n’est pas à exclure totalement ; une reconduction de la majorité actuelle avec un autre Premier, etc. En tout état de cause, il faut garder en tête que tout est possible et que ce sont les résultats électoraux qui le détermineront.

Mais à considérer un rapport de force quasi inchangé, est-ce qu’Elio Di Rupo pourrait prétendre à sa succession ?
Oui, mais n’oublions pas qu’il est quasi certain que le rapport de force évoluera parce que le PS a fait presque 38 % en 2010 et il est peu probable qu’il réalise le même score en mai 2014. Je crois que le rapport de force sera plus défavorable à la gauche après les élections qu’avant, puisqu’en outre, les « Verts » ne vont pas au scrutin avec de bonnes perspectives. Donc, un recul concomitant du PS et d’Ecolo n’est pas à exclure. Certes, le PTB va peut-être passer de 2 à 3 % et le PVDA 5 de 1,5 à 3 %. Mais à la fin, ce sont les sièges qui comptent et là, les perspectives ne sont pas optimales pour la gauche.

Donc, on peut s’attendre à un gouvernement plus ancré encore à droite ?
Peut-être pas. C’est une question un peu particulière, car il faut prendre en compte différents aspects : le rapport de force électoral et la dynamique politique. Pour la première dimension, la probabilité que le rapport de force soit plus défavorable électoralement à la gauche qu’en 2010 est la plus forte. Mais il faut aussi tenir compte de la dynamique politique et dans celle-ci, le rapport des forces électorales est un élément, mais n’est pas le seul. Du coup, il peut y avoir des paradoxes. Prenons, pour exemple, la situation récente en Allemagne. Si on s’en tient uniquement aux résultats électoraux, c’est une large victoire de la CDU-CSU et une défaite du SPD. À l’issue des élections, le rapport de force était très défavorable à la gauche. Mais comme politiquement, le SPD était indispensable à la CDU-CSU pour former une coalition, ils ont pu peser fortement sur les négociations.
Le raisonnement vaut pour le gouvernement belge actuel. Sans doute est-il trop à droite par rapport aux résultats électoraux de 2010, mais pour constituer un gouvernement, le CD&V et le VLD étaient indispensables. Et ces deux partis ont donc pu peser sur les négociations.
Je n’exclus pas qu’au prochain scrutin, la logique s’inverse et qu’il n’y ait pas moyen de faire un gouvernement sans le PS et là, la donne pourrait être toute autre pour la gauche. #



1. NDLR Les deux seuls gouvernements identiques ont respectivement duré un an (gouvernement Leburton [1973-1974]) et six mois pour adopter les lois d’août 1980 (réformes institutionnelles).
2. Le VOKA est un organisme qui regroupe des employeurs flamands.
3. Voir l’Interview de Luc Impens, « Le programme socioéconomique de la NVA », Démocratie, août 2013, pp.6-9.
4. NDLR À l’époque, les écologistes entrent pour la première fois au gouvernement fédéral.
5. C’est l’équivalent flamand du PTB. L’acronyme PVDA signifie Partij van de Arbeid.


Crédit photo : Pascal Delwit