Depuis plusieurs années, les demandes d’aide juridique explosent. Dans les faits, la situation devient intenable, non seulement pour le secteur associatif complètement débordé, mais aussi pour les avocats très faiblement rémunérés. Une réforme s’imposait donc. Soucieuse de maintenir l’ « équilibre budgétaire », la ministre de la Justice a proposé une réforme qui sanctionne un public déjà fragilisé et qui écorne la philosophie de l’aide juridique. Or, des solutions alternatives et plus respectueuses existent. Rétroactes.

Il ressort de l’étude de l’INCC 1 que le système de l’aide juridique gratuite avait, au fil des ans, été soumis à « l’effet Matthieu » : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance; mais, à celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il semble avoir ». C’est par cette citation assurément bien inspirée que Madame Turtelboom conclut le communiqué de presse dans lequel elle présente les mesures validées par le Conseil des ministres le 3 mai dernier pour réformer l’aide juridique 2. Qu’est-ce que l’aide juridique ? Comment fonctionne-t-elle ? Pourquoi le Gouvernement veut-il la réformer ? Quelles sont ses perspectives d’avenir ?

Du pro deo à l’aide juridique gratuite

Rendons d’abord au barreau 3 le mérite d’avoir assumé, au fil des siècles, une tradition de défense gratuite des indigents. Pendant longtemps en effet, l’idée même d’une rémunération des avocats prêtant leur concours à l’aide juridique s’est heurtée au principe de la dignité de la profession. Ce n’est qu’en 1980 qu’a été consacré légalement le principe de l’indemnisation des avocats pro deo. Compte tenu du budget limité 4 qui y était consacré, seuls les avocats stagiaires pouvaient en bénéficier. Cette situation n’était pas satisfaisante, notamment face au constat que ces derniers ne possédaient pas toujours les aptitudes et l’expérience professionnelles nécessaires pour défendre le justiciable : « Les avocats des pauvres manquent d’expérience, d’infrastructure, quand eux-mêmes ne manquent pas de moyens. (...) Les plus démunis (sont) défendus par les plus pauvres en expérience ». On a alors envisagé la création d’un « centre d’aide légale », dépendant directement des pouvoirs publics, auquel seraient confiées non seulement la consultation, mais aussi la défense des justiciables les plus démunis. Le barreau s’y est opposé et a obtenu le maintien de son monopole de la défense en justice. En échange, il a dû donner un certain nombre de garanties en termes de formation des avocats, de qualité et de contrôle de leurs prestations en aide juridique. Le droit à l’aide juridique au profit des « personnes disposant de ressources insuffisantes » est reconnu par une loi du 23 novembre 1998. Elle met ainsi en œuvre l’article 23 de la Constitution, qui assure à chacun le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine, au même rang que l’aide sociale ou médicale au titre des droits économiques, sociaux et culturels fondamentaux. Cette loi organise l’aide juridique en deux niveaux. Une aide juridique de « première ligne » est d’abord accordée sous forme d’information, d’un premier avis juridique ou d’un renvoi vers une instance spécialisée. Elle est conçue comme un dispositif de prévention, accessible à tous, sans condition de nationalité, de régularité du séjour ou de revenus et, depuis 2004, elle est totalement gratuite. Elle sert de filtre d’accès à l’aide juridique de «deuxième ligne », via la désignation d’un avocat dans le cadre d’une procédure ou d’une consultation approfondie. Cette deuxième ligne est totalement gratuite pour certaines catégories de justiciables (mineurs, détenus, malades mentaux, bénéficiaires d’aide sociale…) ainsi que pour ceux dont la rémunération mensuelle nette 5 est inférieure à 928 € pour les isolés, 1.191 € pour les isolés avec personne à charge 6 et à 1.454 € pour des cohabitants. Elle est partiellement gratuite pour ceux dont les revenus sont inférieurs respectivement à 1.191 €, 1.454 € 7 et 1.454 €.

Comment fonctionne le système ?

La première ligne n’a jamais reçu les moyens de mettre en œuvre la large mission d’information et de prévention qui lui était assignée. Aucune association privée n’a été reconnue et donc subsidiée comme partenaire des commissions d’aide juridique (CAJ) 8. Ces dernières, tout comme les associations privées qui tiennent des permanences d’information et de conseil juridique, sont débordées. La communautarisation de cette matière (la prévention) n’est sans doute pas étrangère à cette mise au frigo, le gouvernement fédéral étant tout heureux de s’enlever cette épine du pied… En 2003, les plafonds de revenus donnant accès à l’aide juridique gratuite de deuxième ligne ont été relevés de quelque 12,5 %. L’élargissement du public admissible a particulièrement contribué à l’augmentation sensible de la demande d’aide juridique (de 60.000 dossiers par an en 2000 à plus de 193.000 en 2012 !). Depuis plusieurs années, le Gouvernement s’obstine toutefois à contenir l’indemnisation des avocats dans le cadre d’une « enveloppe budgétaire fermée », avec pour conséquence une réduction de la valeur du « point » 9. En pratique donc, les avocats volontaires de l’aide juridique sont rémunérés d’une somme forfaitaire indécente, un an après la clôture d’un dossier 10. Nombreux sont ceux qui, découragés, envisagent d’arrêter leur participation à l’aide juridique.

Une réforme s’impose, mais pas celle-là !

la seule préoccupation du Gouvernement semble avoir été comptable

Soucieux de maintenir l’équilibre budgétaire, et donc d’assurer la prévisibilité du cout de l’aide juridique pour les années à venir, le gouvernement fédéral a chargé la ministre de la Justice de lui présenter des propositions de réforme et de refinancement durable du système. Il est important de souligner à ce stade que personne ne conteste la nécessité de revoir les paramètres du système. Après plusieurs mois d’une partie de « cache-cache » avec les Ordres d’avocats, mais sans la moindre concertation avec la société civile, Madame Turtelboom a fini par proposer diverses mesures, dont les plus significatives sont : – l’introduction d’un ticket modérateur à charge des seuls demandeurs d’aide juridique, censé les responsabiliser et prévenir les abus ; – une extension du contrôle effectué par les bureaux d’aide juridique sur les revenus des demandeurs et la diversification des sanctions à l’égard des avocats fraudeurs ; – le renversement de la charge de la preuve de l’indigence : dorénavant, c’est aux demandeurs d’aide juridique qu’il revient de prouver qu’ils ne sont pas en mesure d’acquitter le ticket modérateur qui leur ouvrira le droit à la désignation d’un avocat.
Que faut-il en penser ? Là où on attendait un projet global permettant d’ancrer durablement la protection des plus démunis et d’améliorer la qualité de l’aide juridique, la seule préoccupation du Gouvernement semble avoir été comptable – faire des économies de bouts de chandelle, et idéologique – en stigmatisant les prétendus abus du système, en particulier dans le chef des étrangers. Sur l’idéologie d’abord : en imposant le principe d’un ticket modérateur à charge des demandeurs d’aide juridique, le Gouvernement accrédite l’idée que les pauvres trichent naturellement, et qu’une contribution financière les en dissuadera. Malgré l’existence, à la marge, de certains abus, comme partout, mais pas plus qu’ailleurs, cette suspicion généralisée est grotesque. L’immense majorité des bénéficiaires de l’aide juridique se trouvent en effet en position de « défendeurs » contre les demandes en matière de bail, de fourniture d’énergie, en matière pénale... Qui plus est, l’avocat auquel il serait demandé d’introduire une procédure inutile ou sans aucune chance de succès a l’obligation déontologique de refuser son concours. S’il collabore quand même, il est complice de l’abus. Pourquoi dans ce cas sanctionner anticipativement le justiciable, qui est le moins à même de juger de sa situation ? Quelle curieuse idée ensuite de demander aux seuls plus pauvres de combler le déficit de financement de l’aide juridique ? C’est comme si, en matière de soins de santé, on n’imposait le ticket modérateur, qui est actuellement supporté par toute la population, qu’aux seuls « bénéficiaires de l’intervention majorée » (BIM) 11! Plus fondamentalement, la mesure phare envisagée par le Gouvernement – l’introduction d’un ticket modérateur – envoie un signal catastrophique. Elle fait l’impasse sur les causes structurelles de l’explosion de la demande d’aide juridique, qu’elles soient d’ordre socio-économique (précarisation croissante) ou culturel (judiciarisation de la société 12). Elle vient ensuite renforcer la difficulté qu’ont historiquement les milieux défavorisés à s’adresser à la justice alors que, précisément, la crise économique les rend plus vulnérables que jamais ! Enfin, la règle qui imposerait dorénavant aux demandeurs de prouver leur indigence pourrait se révéler une véritable machine à exclure de l’aide juridique des catégories particulièrement vulnérables comme les détenus, les malades mentaux ou les demandeurs d’asile. Il faut, au contraire, maintenir le principe actuel selon lequel ces justiciables sont présumés n’avoir pas les moyens de se payer une défense en justice. À charge pour l’autorité de démontrer le contraire, le cas échéant.

La plateforme « justice pour tous »

Le projet du Gouvernement a réussi l’exploit de susciter à son encontre une exceptionnelle coalition de l’ensemble des acteurs concernés : avocats, magistrats, syndicats et membres de la société civile ont ainsi voulu dépasser leurs divergences traditionnelles pour défendre, ensemble, le service public de l’aide juridique. Quelle leçon retenir de cette improbable « association momentanée » ? D’abord, qu’aucune de ses composantes ne peut revendiquer le monopole de la représentation des personnes en situation de grande pauvreté. Que ce soient les avocats qui, malgré leur investissement historique au bénéfice de l’accès à la justice, ne peuvent oublier qu’ils sont en perpétuelle situation de conflit d’intérêts, vu la « part de marché » que représentent pour eux les dossiers pro deo. Ou encore les syndicats et la plupart des associations qui ne s’adressent souvent qu’à un public ciblé et n’ont reçu aucun mandat des bénéficiaires pour les représenter. Or, les personnes en situation de grande pauvreté n’ont pas tant besoin de porte-parole que d’écoutants. Le défi n’est-il pas à présent de les associer, selon des modalités à inventer, à la mise en place d’un système qui garantisse leur droit fondamental à être défendu en justice ? Un avant-gout de ce que pourrait devenir une véritable concertation nous a été offert lors de la rencontre tenue au cabinet du Premier Ministre Di Rupo, où la représentante d’une association de lutte contre la pauvreté était accompagnée d’une « ervaringsdeskundige »13. Le silence et le respect qui ont entouré son intervention témoignent de l’intérêt et de la nécessité de la démarche...

Quel avenir pour l’aide juridique ?

Les revendications essentielles des acteurs de terrain concernent tant la méthode que le fond de la réforme. Il est en tout cas essentiel qu’ils soient tous durablement associés à la table ronde suggérée par la Ministre. Pour faire quoi ? D’une part, mener une évaluation fine des causes de l’explosion de la demande, comme préconisée dans l’étude commanditée par la Ministre auprès de l’INCC 14. Parmi elles, on peut épingler de nombreuses pratiques administratives abusives, voire illégales 15, qui contraignent le citoyen à consommer de l’aide juridique pour faire respecter ses droits ! Et d’autre part, étudier les propositions de refinancement déjà émises dans la même étude permettant de rencontrer le double objectif d’une justice accessible et d’une rémunération décente des avocats : l’encouragement de modes alternatifs de règlement de conflits (notamment la médiation), la mutualisation de la charge représentée par l’aide juridique, que ce soit via une assurance juridique, une taxe prélevée sur les amendes ou un droit de greffe complémentaire à l’introduction de toute procédure judiciaire. On le voit, les pistes sont nombreuses, et sérieuses ! Il s’agit enfin d’approfondir les exigences de formation initiale et continue des avocats et le contrôle de la qualité de leurs prestations. On ne comprendrait décidément pas que le Gouvernement se dérobe plus longtemps à une réforme à ce point nécessaire. D’abord, parce que certaines des mesures proposées ont été dénoncées dans l’avis que vient de rendre Conseil d’État et pourraient être rapidement mises à mal par la Cour constitutionnelle 16. Ensuite, et surtout, parce que l’amélioration de l’accès à la justice est un outil essentiel dans la lutte pour la réduction de la pauvreté 17. Mais pour relever un tel défi, le Gouvernement ne pourra plus se contenter de constater un « effet Matthieu », il devra le combattre !



1. L’ Institut national de criminalistique et de criminologie.
2. http://justice.belgium.be/fr/nouvelles/communiques_de_presse/news_pers_2013-05-03.jsp
3. C’est ainsi que l’on nomme l’ensemble des avocats qui professent dans un même arrondissement.
4. 30 Millions de BEF en 1984, selon le Memorandum sur l’aide juridique publié en septembre 2012, dont ce chapitre s’inspire librement.
5. Chiffres au 01.09.2012.
6. + 160,27 € par personne à charge.
7. + 160,27 € par personne à charge.
8. Ces commissions d’aide juridique sont chargées de gérer la « première ligne » dans chaque arrondissement.
9. C’est l’unité de référence pour mesurer les prestations des avocats listées dans la « nomenclature ». Un point est censé représenter un forfait d’une heure de prestation, tous frais inclus ! En juin 2013, sa valeur était de 24,26 €, soit inférieure de 15% à sa valeur indexée !
10. Quand on sait que la gestion d’un dossier s’étend souvent sur de nombreuses années, on comprend mieux que les avocats se plaignent de devoir « préfinancer » le service public de l’aide juridique.
11. Anciennement appelés VIPO.
12. C’est-à-dire le recours de plus en plus systématique aux tribunaux pour le traitement de questions ou de difficultés qui, il y a peu, y échappaient presque totalement.
13. Littéralement : une « experte en expérience », une personne qui partage les revers de son expérience de vie pour s’engager aux côtés des plus faibles ou des plus démunis.
14. http://incc.fgov.be/fr/recherche-relative-la-remuneration-de-l-aide-juridique-de-deuxieme-ligne
15. Comme, par exemple, les CPAS ou FEDASIL qui n’octroient certaines aides qu’après leur condamnation en justice !
16. Celle-ci pourrait annuler certaines des dispositions de la réforme pour non-conformité à la Constitution, en particulier parce qu’elles diminuent le niveau de protection reconnu à un droit fondamental.
17. Comme vient de le démontrer Olivier De Schutter lors d’une intervention dans un colloque organisé le 22 mai 2013 : http://www.asf.be/wp-content/uploads/2013/05/Justice2015_ODe-Schutter.pdf

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