La gestion globale de la sécurité sociale, instaurée en 1995, a permis une forme d’arbitrage entre les secteurs en croissance de la sécurité sociale et les secteurs en moindre croissance, ou jugés moins prioritaires. On est aujourd’hui arrivé au bout de cette logique. La question d’un refinancement de la sécurité sociale commence alors à se poser, et le secteur des soins de santé (bien plus que les pensions) est en première ligne pour les besoins à couvrir. Comme ce secteur concerne désormais l’ensemble de la population, il faut songer à un financement qui mette à contribution l’ensemble des groupes sociaux, et l’ensemble des revenus.

[Note à l'attention des internautes : les graphiques de cet article ne sont disponibles que sur la version papier de la revue. Voir sur cette page en haut à droite : "Pour recevoir Démocratie"]

La loi « D’Hoore » du 30 juin 1981, qui codifiait les dispositions héritées des années 1960, prévoyait pour le régime général de l’assurance soins de santé1 trois bases de financement : les cotisations des travailleurs, celles des employeurs, et une intervention de l’État. Les cotisations des travailleurs et des employeurs étaient fixées par la loi. Pour l’année 1981, la loi du 10 février 1981 avait fixé leur taux, respectivement, à 1,80 % et 3,75 %. Par la suite, il a été réévalué pour atteindre 3,55 % et 3,80 %, pourcentages toujours en vigueur aujourd’hui pour le calcul de la cotisation des travailleurs (essentiellement du secteur public) qui ne sont pas assujettis complètement à la sécurité sociale. Quant à l’intervention de l’État, elle était censée couvrir 80 % des dépenses pour les « VIPO » 2 (et les personnes à leur charge). L’État couvrait en outre, par une intervention séparée, le coût de certaines « maladies sociales », traditionnellement exclues des assurances santé.
À côté du financement provenant des cotisations ou de l’État et des recettes techniques (placements, récupérations, etc.), l’INAMI disposait (et dispose toujours) d’un certain nombre de recettes propres : cotisations des pensionnés, certaines cotisations personnelles3, contributions des assureurs autos, de l’industrie pharmaceutique, etc. Dans le budget 2013, ces recettes propres représentent un peu plus de 2 milliards, ou 7,4 % des recettes totales.
Dès sa promulgation, la structure financière prévue par la loi « D’Hoore » s’est trouvée dépassée par les faits, en raison de l’évolution des dépenses pendant ces années de crise. Le problème le plus immédiat concernait le financement du chômage, dont les dépenses ont quintuplé entre 1975 et 1985. La loi « D’Hoore » prévoyait que les dépenses de chômage seraient prises en charge par l’État dans la mesure où elles dépassent le produit d’une cotisation dont le rendement permet de couvrir le chômage dit « frictionnel », incompressible même en période de plein emploi 4.
Mais les dépenses en soins de santé n’ont pas tardé à dépasser de leur côté le produit de la cotisation qui leur était affecté. S’il avait fallu appliquer le critère de la loi « D’Hoore », l’État aurait d’ailleurs dû en fait prendre en charge la plus grande partie des dépenses, puisque celles-ci sont majoritairement liées à des pensionnés et à des invalides.
L’équilibre global de la sécurité sociale, qui n’a jamais été sérieusement compromis pendant toutes les années de crise, a été sauvegardé par toute une panoplie de mesures. Il y a eu, bien entendu, des mesures d’économie dans les divers secteurs, surtout en matière de chômage. Il y a eu des nouvelles recettes, notamment la cotisation « de modération salariale », résultant de la transformation en cotisation (patronale) de trois « sauts d’index » subis par les travailleurs 5. Et il y a eu, enfin, des transferts vers les secteurs en déficit à partir des secteurs « en boni », c’est-à-dire dont les dépenses étaient inférieures au produit des cotisations qui leur étaient affectées ; il s’agissait essentiellement des allocations familiales, des indemnités d’assurance maladie, ainsi que des accidents du travail et des maladies professionnelles.

La « gestion globale », instituée en 1995, a officialisé les transferts en mettant fin au financement de la sécurité sociale par secteurs, tout en organisant une concertation tripartite sur le financement de la sécurité sociale.
Depuis cette époque, il n’y a plus eu d’augmentation sensible des cotisations. Au contraire, les cotisations patronales ont bénéficié de diverses réductions, compensées par une injection de moyens provenant du financement dit « alternatif », lequel comporte de plus en plus de prélèvements sur le produit de divers impôts, s’apparentant en fait à une intervention de l’État.
Il reste néanmoins que les cotisations des travailleurs salariés et de leurs employeurs représentent toujours environ 2/3 des recettes de la sécurité sociale, alors que les soins de santé et les allocations familiales, aujourd’hui universalisés de fait, représentent près de la moitié des dépenses.
Avant les mesures du gouvernement actuel dans le chômage, il n’y a plus eu non plus de mesures sévères d’économies, à l’exception des mesures successives dans les pensions (relèvement de l’âge de la retraite des femmes, limitation du coefficient de revalorisation des salaires) et dans les prépensions.
On peut donc dire que, depuis l’instauration de la gestion globale, et même en fait depuis le début des années 1980, la croissance des dépenses de santé, plus rapide que celle des autres secteurs de la sécurité sociale, plus rapide aussi que la croissance économique générale, que la croissance des salaires, des cotisations, des recettes de l’État, etc., a été en grande partie financée par le fait que les dépenses de certains autres secteurs ont connu une croissance inférieure à celle des recettes.
Cet équilibre est aujourd’hui rompu, ce qui explique le déficit global de la sécurité sociale.
La rupture de cet équilibre provient de ce que les dépenses de santé ont poursuivi leur croissance, alors que les recettes n’ont pas connu la même croissance, et que certains secteurs dont les « bonis » avaient été sollicités ont eux-mêmes connu une croissance. Tel est notamment le cas du secteur « indemnités » de l’assurance maladie. Au cours des dernières années, ce secteur a connu une augmentation sensible du nombre de personnes indemnisées, qui s’explique, au moins en partie, par des effets collatéraux de la politique de relèvement de l’âge de la retraite, de restrictions dans l’accès à la prépension, et d’activation des chômeurs. Par ailleurs, il a bien fallu, au cours des dernières années, prendre des mesures de revalorisation pour rattraper dans une certaine mesure la stagnation des décennies précédentes. À la veille de communautariser les allocations familiales, on s’avise de ce que ce secteur n’a guère suivi l’évolution du bien-être, alors que la pauvreté des enfants est un phénomène en augmentation.

L’évolution des dépenses de santé

La croissance des dépenses de santé ne s’explique pas uniquement, ni même principalement, « par les abus des docteurs » !
Le secteur qui a connu la plus forte croissance est en fait celui des prestations d’aide dans les actes de la vie de tous les jours, accomplies dans les maisons de repos et institutions semblables, ou par les infirmières à domicile. En 1980, ces prestations, inconnues comme telles, faisaient partie des prestations de paramédicaux (kinés, etc.). Elles représentent aujourd’hui 3,8 milliards de dépenses.
Le prix de journée des hôpitaux a été aussi en croissance rapide. Il a été tiré vers le haut par des dépenses pour appareillage, mais aussi par les dépenses de personnel. On rappellera aussi qu’une partie des dépenses inscrites dans la rubrique « médecins » fait en réalité partie du financement des hôpitaux, car les médecins qui pratiquent dans les hôpitaux rétrocèdent à l’hôpital une partie de leurs honoraires. Il est vrai que cette partie est variable (en fonction du médecin et de l’hôpital !), non réglementée, et au total assez opaque.
Et enfin, les comptes de l’INAMI sont désormais chargés d’un grand nombre de « petites » rubriques qui ne cadrent pas dans les grands secteurs traditionnels de l’assurance, parce qu’elles ne concernent pas une catégorie déterminée de prestations, et reflètent des nouvelles pratiques de soins, ou de nouvelles modalités de prise en charge. Ces rubriques, inexistantes en 1980, représentent aujourd’hui plus de 2 milliards d’euros.

La santé en tant que secteur économique

Contrairement à ce qu’on entend souvent dire, la solidarité n’est pas inflationniste, au contraire.

La croissance des dépenses de santé n’est pas limitée à la Belgique : elle touche tous les pays d’un niveau de développement comparable. Dans tous les pays de l’OCDE, la santé a pris une place de plus en plus considérable dans l’économie. De moins de 5 % du PIB en 1960 (et même en 1970 dans certains pays, notamment la Belgique), elle gravite aujourd’hui (2010) autour de 11 % (Belgique : 10,5 %). La croissance du secteur est partout plus élevée que la croissance du PIB.
En Belgique, la part des dépenses publiques de santé est de l’ordre de 75 %, ce qui correspond à la norme OIT en la matière. Dans les pays où la part des dépenses publiques est plus faible, la part de la santé dans l’économie est généralement plus élevée (par exemple aux États-Unis : 48,2 % de dépenses publiques, 17,6 % du PIB). Au contraire, les pays où la part des dépenses publiques est la plus élevée épargnent en général 1 à 2 points de PIB par rapport aux pays comme la Belgique qui laissent un espace plus ou moins important à la médecine libérale (c’est par exemple le cas en Grande-Bretagne, au Japon, en Suède). La même constatation peut se faire sur la base des dépenses par habitant. Contrairement à ce qu’on entend souvent dire, la solidarité n’est pas inflationniste, au contraire.
Bien entendu, pas plus que d’autres secteurs de l’économie, la santé n’échappe à des questionnements sur son efficacité et sur le sens de la croissance. Maîtriser les dépenses, c’est-à-dire chercher à les affecter de la façon la plus efficace possible en fonction des priorités, reste un souci permanent depuis bien des années.
Ces questionnements sont légitimes, mais n’empêchent pas que, globalement, le secteur de la santé soit pourvoyeur de bien-être ; globalement, il répond à un besoin, et non à un appétit frivole de consommation. Il est pourvoyeur d’emplois, à tous les niveaux, et, globalement, il s’agit d’emplois de qualité. Il est pourvoyeur de croissance, et globalement, il s’agit d’une croissance saine. Et enfin, il est pourvoyeur de progrès dans les connaissances.
Sa particularité est qu’il est plus efficacement couvert par la solidarité, ce qui fait qu’il apparaît plutôt comme une charge dans la façon traditionnelle de présenter les comptes nationaux… et dans les comparaisons internationales sur la charge fiscale. Cette présentation tend à passer sous silence son « effet retour », pourtant bien plus évident que dans certains autres secteurs subventionnés.

Quel financement pour les soins de santé ?

L’actuel « financement global » de la sécurité sociale n’est pas sans mérite puisque, pendant près de vingt ans (et même davantage, si on le fait remonter à l’époque où il était pratiqué sans être officialisé), il a permis un arbitrage entre les besoins des différents secteurs de la sécurité sociale. Mais, d’un point de vue logique, il n’est pas justifié que le secteur des soins de santé soit financé, comme la sécurité sociale en général, aux deux tiers par des cotisations perçues sur la rémunération des seuls travailleurs salariés.
Le secteur des soins de santé est aujourd’hui universalisé de fait. C’était d’ailleurs sa vocation, en fonction des normes internationales de sécurité sociale, notamment des Conventions et Recommandations de l’OIT. Il serait donc logique que ce secteur de la sécurité sociale soit financé par tous les groupes sociaux en fonction de leur capacité contributive, déterminée par l’ensemble de leurs revenus. Cette considération, qui est à la base de la position bien connue de la CSC sur les « deux piliers », forme aussi, depuis près de trente ans, le consensus international sur le financement de la protection sociale 6.
En soi, la capacité contributive globale peut être saisie de différentes façons, y compris simplement via l’impôt des personnes physiques. Il peut toutefois y avoir un avantage politique à prévoir un prélèvement spécifiquement affecté à un besoin dont tout le monde comprend l’avantage. Il peut y avoir un avantage technique et logique à prévoir une cotisation perçue sur le revenu brut, plutôt qu’un (additionnel à l’) impôt, après divers abattements qui ne reflètent pas nécessairement la capacité contributive, mais représentent des avantages fiscaux étrangers au risque de santé.
Outre la mise au point technique, les questions suivantes nécessitent une réponse politique :
– Étant entendu qu’une cotisation capitative, comme celle qui existe dans le cadre de l’assurance-dépendance flamande, n’est pas un prélèvement juste, le prélèvement auquel on songe doit-il être proportionnel aux revenus, comme les actuelles cotisations ONSS, ou faut-il aller plus loin, et prévoir une progressivité ?
– Le prélèvement envisagé doit-il servir à financer « les » soins de santé, ou une branche particulière de ceux-ci ? On a beaucoup parlé, au cours des dernières années, d’une assurance dépendance, qui prendrait en charge des prestations comme les soins infirmiers à domicile, l’aide de tiers dans les maisons de repos, les forfaits pour les maladies chroniques, etc.
Dans le cadre de la dernière réforme de l’État, certaines de ces prestations seront communautarisées. La dotation fédérale sera basée sur les moyens actuels, et s’avérera vite insuffisante.
La perspective de cet article est que ce prélèvement rapporte des revenus supplémentaires. Ce qui n’exclut pas qu’on profite de l’occasion pour rééquilibrer certaines anomalies.
Ainsi, les fonctionnaires, spécialement ceux qui sont nommés à titre définitif, paient pour les soins de santé une cotisation qui a été fixée à un moment où ce secteur représentait moins du quart des dépenses de sécurité sociale ; ce sont les travailleurs soumis à la cotisation complète, y compris les contractuels de la fonction publique, qui ont financé la croissance du secteur, qui représente actuellement 40 % des dépenses. Pour être juste, la cotisation personnelle des fonctionnaires devrait être portée à un taux de l’ordre de 5,2 % (40 % de 13,07 %). Logiquement, la cotisation patronale devrait suivre le même mouvement, étant entendu que cet aspect peut se réfléchir dans le cadre de l’équilibre global des finances publiques et des interventions de l’État dans la sécurité sociale.
La même question peut se poser en ce qui concerne la cotisation personnelle payée par les pensionnés, ou par les « inscrits au registre national », lorsqu’ils ne relèvent pas d’une catégorie sociale.
Dans cette perspective, on pourrait décider qu’une partie de ce prélèvement vient en déduction de la cotisation de ceux qui contribuent le plus au système, à savoir les travailleurs assujettis à l’ensemble des branches de la sécurité sociale.

Conclusions

– Les soins de santé ne représentent pas seulement une charge pour l’économie, mais un secteur de l’économie qui génère de la croissance. Il y a un réel avantage à ce que ce secteur soit financé sur une base solidaire, plutôt que dans une logique de marché.
– Le financement actuel ne suffit plus, car on est arrivé au bout des possibilités, offertes par la « gestion globale », de transferts entre secteurs de la sécurité sociale.
– Il est logiquement justifié que le secteur des soins de santé soit financé par un prélèvement qui concerne l’ensemble des groupes sociaux selon leur capacité contributive, mesurée en fonction de l’ensemble de leurs revenus.
– Outre la mise au point technique, certaines questions nécessitent des choix politiques : prélèvement progressif en fonction des revenus ? Affectation à l’assurance maladie fédérale ou aux entités fédérées ? Profiter de l’occasion pour mettre fin à certains déséquilibres ?


1. L’expression « régime général » vise le régime développé à partir du régime des salariés, qui couvrait l’ensemble de la population, à l’exception des travailleurs indépendants et des marins de la marine marchande. Depuis 2008, le régime des indépendants a rejoint le régime général pour ce qui concerne les dépenses.
2. Veuves, invalides, pensionnés, orphelins. Cette notion correspondait à la fois à des catégories d’assurabilité et au bénéfice d’une intervention majorée de l’assurance. Il s’agissait de couvrir par la solidarité générale les dépenses d’assurés qui bénéficient de remboursements plus élevés, mais ne paient pas, ou guère, de cotisations. Les catégories d’assurés qui correspondent à cette caractéristique se sont sensiblement élargies depuis 1981.
3. Par exemple, celles qui sont dues par les personnes en « assurance continuée » ou par la catégorie résiduaire appelée à l’époque « personnes non protégées » (aujourd’hui : « inscrits au registre national »)
4. En 1981, cette cotisation était de 0,90 % pour le travailleur et 1,27 % pour l’employeur (aujourd’hui, respectivement, 0,8 7% et 1,46 %).
5. La cotisation de modération salariale est de 7,4 % du salaire brut, ce qui correspond à 6 % de la masse salariale, effet des « sauts d’index » en question.
6. Voir à ce sujet : Alain et Chantal EUZEBY, Modalités de financement de la sécurité sociale, coût de la main-d’œuvre et emploi dans les pays industrialisés à économie de marché, in « Sécurité sociale, quelle méthode de financement ? », Bureau international du travail, Genève ,1983.

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