Les droits de l’Homme, qu’ils soient affirmés par les normes internationales ou par la Constitution belge, proclament le droit à la libre manifestation de ses opinions, notamment religieuses. On dit bien : la libre manifestation, et pas simplement le droit d’avoir des opinions qu’on garde pour soi et qui restent dans la sphère privée. Quelles sont les limites de ce droit confronté à d’autres exigences de la vie en société ? Et, d’abord, peut-on valablement y renoncer par contrat, par exemple par contrat de travail ? Faute de réponse sociale claire et univoque dans nos sociétés multiculturelles, des éléments de réponse sont fournis, cahin-caha, et par touches successives, par la jurisprudence des tribunaux.

Cet article résume deux arrêts récents de la Cour constitutionnelle belge et de la Cour européenne des droits de l’Homme. Comme on le verra, ces Cours supérieures laissent au législateur et au juge du fond une large marge d’appréciation.

La Cour constitutionnelle belge

L’arrêt de la Cour constitutionnelle concernait les recours en annulation introduits par diverses personnes contre la « loi anti-burqa » du 1er juin 20111. Pour rappel, cette loi insère dans le Code pénal l’interdiction, sauf disposition légale contraire, de se présenter dans des lieux accessibles au public le visage masqué en tout ou en partie, de manière telle qu’on ne soit pas identifiable. La peine prévue en fait une contravention, c’est-à-dire la moins élevée des infractions prévues par le Code pénal, analogue à celle prévue lorsqu’on circule sans carte d’identité. La loi prévoit une exception pour les manifestations festives autorisées par une ordonnance de police, ainsi que pour les travailleurs dont le visage est dissimulé en application de leur règlement de travail. Certains des requérants étaient des femmes musulmanes qui revendiquaient de porter de tels vêtements ; certaines d’entre elles avaient été verbalisées sur la base de règlements communaux qui contenaient déjà une interdiction de ce type. Mais l’une des requérantes était une femme qui se disait athée, et estimait que la loi limitait son droit de se vêtir comme elle voulait. À côté des requérants, plusieurs acteurs sont intervenus dans les débats, notamment les ligues flamande et francophone des droits de l’Homme. La Cour rejette les recours, à condition que la loi soit interprétée dans le sens que les « lieux accessibles au public », au sens de la loi, ne comprennent pas les lieux de culte.

La Cour européenne des droits de l’Homme et le lieu de travail

L’arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme2 concernait plusieurs affaires britanniques de manifestation de foi religieuse dans un contexte professionnel, jugées ensemble en raison de leur connexité. Un des intérêts de cet arrêt est qu’il ne concerne pas la religion musulmane ou d’autres cultes minoritaires, mais le christianisme. La Cour a mentionné que l’une des affaires concerne une femme copte, et une autre une chrétienne « orthodoxe », sans préciser, dans ce dernier cas, si l’adjectif s’applique à l’Église à laquelle elle appartient ou caractérise la nature de sa foi. Mais ces caractéristiques, comme on le verra, n’ont joué aucun rôle dans l’appréciation. En filigrane de l’argumentation de certaines des parties, semble se manifester une forme de réaction contre les revendications de cultes qui ont des prescrits vestimentaires, alimentaires ou de comportements plus enracinés dans la religion elle-même que les manifestations correspondantes dans la religion chrétienne. Les prescrits vestimentaires à l’égard des femmes musulmanes, mais aussi des sikhs, sont mentionnés à plusieurs reprises.

Porter une croix sur son lieu du travail ?

Une première affaire concernait une hôtesse de l’air de British Airways qui voulait porter par-dessus son uniforme une chaînette de cou avec une croix. La compagnie avait un règlement de travail qui prohibait de tels signes extérieurs. Suite à la plainte de la travailleuse, elle a engagé un processus de révision du règlement de travail, qui a abouti à autoriser ces signes. Mais dans l’entretemps, elle avait affecté la personne à un emploi administratif qui ne la mettait pas en contact avec le public. La procédure concernait la réparation du préjudice moral subi pendant la période où la personne n’a pas exercé sa fonction d’hôtesse de l’air. Les juridictions du travail britanniques l’ont déboutée de sa demande.

Une deuxième affaire concernait aussi une chaînette avec une croix, mais portée par une infirmière en gériatrie. Il est précisé dans l’arrêt que les infirmières de cet hôpital portent une blouse de travail avec un col en V, de sorte que la croix pend librement sur la poitrine. L’hôpital argumentait que l’infirmière devait manier des patients désorientés qui auraient pu agripper la chaînette et la blesser, ou se blesser eux-mêmes à la croix. L’intéressée elle-même a refusé la solution de compromis qui aurait consisté à nouer la croix autour de son badge d’identification, que l’infirmière enlève pendant qu’elle prodigue des soins. Après avoir été transférée temporairement dans un service non infirmier, l’intéressée a été licenciée. Son recours est rejeté par le tribunal du travail anglais.


Refuser son service à des homosexuels ?

La troisième affaire concernait une employée de l’état civil, qui estimait contraire à ses convictions religieuses d’enregistrer des unions homosexuelles. En Angleterre, les employés de l’état civil ne tiennent pas seulement les registres, mais assument aussi le rôle, tenu en Belgique par le bourgmestre ou un échevin, de conduire les cérémonies de mariage ou de « partenariat civil ». Il a été acté que certaines communes permettent à leurs employés de soulever une objection de conscience pour des motifs de ce type. La commune concernée avait elle-même, au départ, accepté que la requérante soit dispensée de cette tâche en s’arrangeant avec d’autres collègues, mais cette solution a été abandonnée suite aux protestations des collègues. L’employée a porté plainte pour discrimination et harcèlement, et le tribunal du travail lui a donné raison, estimant que la commune avait « accordé plus de valeur aux droits des lesbiennes, gays, bisexuels et transsexuels qu’au droit de l’intéressée d’afficher une foi chrétienne orthodoxe ». Ce jugement fut toutefois réformé par le tribunal du travail d’appel, dont la décision fut confirmée par la cour d’appel. Elle estima que la commune avait non le droit, mais l’obligation, d’obliger ses employés de procéder aux formalités liées au partenariat civil.

La quatrième affaire, enfin, concernait un psychologue occupé par un centre privé de conseil familial, qui refusait de donner des conseils de nature sexuelle à des homosexuels. Le centre qui l’occupait professe le respect pour les clients, y compris leur orientation sexuelle. Au départ, le travailleur avait esquivé les interpellations sur sa disponibilité à accomplir cette partie de son travail, reconnaissant qu’il y avait en effet un conflit entre sa foi chrétienne et le fait de conseiller des personnes homosexuelles, mais disant qu’il appliquerait la charte du centre s’il était amené à devoir le faire. Ayant la conviction que le travailleur, en fait, n’avait aucune intention d’agir comme il l’avait déclaré, son employeur l’a licencié pour faute. C’est dans le cadre de l’action en justice contre cette décision que le travailleur a confirmé officiellement son opposition à accomplir cette partie de son travail, situant ce refus dans le cadre d’une objection de conscience sur la base de ses convictions religieuses.

Des juges, pas des théologiens


La première question à laquelle les juges ont dû répondre est de savoir comment déterminer le contenu d’une foi religieuse. Si l’on considère « le » christianisme comme une seule religion, il y a une grande variété, entre les différentes Eglises, mais aussi au sein des différentes Eglises, sur la nature des prescrits concrets, les accommodements possibles en fonction des circonstances, etc. La même observation vaut pour l’islam et bien d’autres systèmes de pensée. Il n’appartient pas à un juge de décider ce qu’il faut faire et ne pas faire pour être un bon chrétien, un bon musulman, etc. Le Coran comporte une sourate qui recommande aux femmes de se vêtir décemment, mais il existe dans l’islam plusieurs traditions pour préciser la nature et les modalités concrètes de ce prescrit. On ne trouve pas dans l’Évangile ni, à ma connaissance, dans aucun texte officiel de l’Église qu’une chrétienne serait tenue de porter une croix à son cou. L’Église catholique considère l’homosexualité comme « objectivement désordonnée », et appelle les personnes concernées à la « chasteté ». Mais elle prescrit aussi d’accueillir les homosexuels « avec respect, compassion et délicatesse », et d’éviter à leur égard « toute marque de discrimination injuste »3. L’Église n’accorde pas le sacrement du mariage aux unions homosexuelles et proteste contre l’usage du mot « mariage » pour ces unions, mais, à ma connaissance, ne s’est pas positionnée contre l’aménagement légal d’unions homosexuelles, tel que l’organise la loi anglaise. Même si elle devait désapprouver ces unions, elle ne les considère pas comme des crimes, et ne saurait donc considérer qu’un catholique se rend complice de crime si, dans le cadre de ses fonctions, il doit enregistrer une telle union. L’Église orthodoxe, si c’est bien d’elle dont se réclamait l’employée d’état civil dans la troisième affaire, ne raisonne pas différemment, et a par ailleurs la réputation d’être moins inquisitrice que sa consœur latine sur ce qui se passe « sous la couette ». En définitive, des différents cas examinés, c’est probablement le conseiller conjugal qui avait les raisons théologiquement les plus plausibles de voir une contradiction entre une partie de sa profession et les enseignements de l’Église. Mais la question n’est pas de savoir quelle est la bonne façon, d’un point de vue religieux, d’affirmer sa foi, mais si la façon choisie par la personne est admissible dans la société. En définitive, c’est à l’individu qu’il appartient de définir sa croyance : les juges ont seulement le droit de vérifier que les objections religieuses sont suffisamment « sincères et cohérentes ». Reprenant à son compte une considération de la jurisprudence anglaise en la matière, la Cour européenne précise cependant qu’il y a lieu de reconnaître que la foi religieuse, impliquant une croyance au surnaturel, n’est pas toujours susceptible d’un « exposé lucide », encore moins d’une « justification rationnelle » : si les juges ne sont pas des théologiens, il n’en va pas autrement de la majorité des fidèles. Dans les affaires jugées, la Cour a observé qu’il n’était pas contesté que les personnes concernées agissaient en fonction d’un prescrit religieux.

Un équilibre des droits

Le seul critère qui puisse guider le juge est en définitive l’équilibre des droits. La Cour des droits de l’Homme a validé les raisonnements de la jurisprudence anglaise, sauf dans l’affaire de l’hôtesse de l’air, où elle a estimé qu’on avait accordé une « importance exagérée » au désir, légitime, de l’employeur, d’imposer à son personnel un uniforme représentatif d’une certaine image de marque. On se rappellera que British Airways avait modifié son règlement de travail pendant le cours de la procédure, de sorte que cette condamnation ne concerne finalement qu’une situation transitoire. Dans l’affaire de l’infirmière, la cour a jugé plausibles et valables les raisons, liées à la sécurité des patients, invoquées par l’hôpital pour refuser le port d’une chaînette avec croix. Dans l’affaire de l’employée d’état civil, elle a considéré que le droit de l’intéressée d’afficher sa foi devait être confronté au droit des couples homosexuels à être enregistrés conformément à la loi. Dans l’affaire du conseiller familial, elle a considéré qu’un centre privé avait le droit d’imposer à ses employés l’adhésion au principe de non-discrimination, notamment en fonction de l’orientation sexuelle du client, et y compris en matière de conseils affectifs et sexuels. La Cour constitutionnelle belge, de son côté, a validé la « loi anti-burqa » sur la base de considérations de sûreté publique invoquées par le gouvernement. Elle a toutefois ajouté plusieurs considérations de principe qu’on ne saurait mieux présenter qu’en les reproduisant telles quelles : « L’individualité de tout sujet de droit d’une société démocratique ne peut se concevoir sans que l’on puisse apercevoir son visage, qui en constitue un élément fondamental. Compte tenu des valeurs essentielles qu’il entend défendre, le législateur a pu considérer que la circulation dans la sphère publique, qui concerne par essence la collectivité, de personnes dont cet élément fondamental de l’individualité n’apparaît pas, rend impossible l’établissement de rapports humains indispensables à la vie en société. Si le pluralisme et la démocratie impliquent la liberté de manifester ses convictions, notamment par le port de signes religieux, l’État doit veiller aux conditions dans lesquelles ces signes sont portés et aux conséquences que le port de ces signes peut avoir. Dès lors que la dissimulation du visage alors que cette individualisation constitue une condition fondamentale liée à son essence même, l’interdiction de porter dans les lieux accessibles au public un tel vêtement, fût-il l’expression d’une conviction religieuse, répond à un besoin social impérieux dans une société démocratique. » Elle ajoute un couplet sur «  la dignité de la femme » : en admettant que le port du voile intégral résulte d’un choix délibéré dans le chef de la femme, et non d’une pression de membres de leur famille ou de leur communauté, « l’égalité des sexes, que le législateur considère à juste titre comme une valeur fondamentale de la société démocratique, justifie que l’État puisse s’opposer, dans la sphère publique, à la manifestation d’une conviction religieuse par un comportement non conciliable avec le principe d’égalité entre hommes et femmes ».

En guise de conclusion provisoire

On livre ces jugements à la réflexion des lecteurs, sans ajouter de commentaire spécifique. La solution aux questions posées était-elle chaque fois la bonne ? Dans certaines des affaires anglaises, on devine beaucoup de non-dits derrière les questions de principe soumises aux tribunaux, et rien ne dit que l’approche de principe choisie par les parties offrait la meilleure solution. L’arrêt de la Cour constitutionnelle belge contient plusieurs considérations pleines de sagesse, et plutôt bien troussées. Mais il faut dire que la loi soumise à sa censure concerne des comportements plutôt marginaux, qui sont loin d’épuiser tous les « chocs de culture » qui peuvent résulter de la confrontation entre l’islam et une société occidentale post-chrétienne. On entend souvent dire, par référence à la place des raisonnements juridiques et des procès dans la société américaine, voire dans la construction européenne, que le droit a vocation à devenir le principal, voire le seul fondement du lien social dans les sociétés multiculturelles ; les « droits de l’Homme », comme la Constitution américaine, offriraient un socle de valeurs qui transcendent à la fois la diversité des opinions et la contingence des choix politiques exprimés dans les lois particulières. On peut tout de même se demander si le droit, comme d’ailleurs toute technique humaine, n’a pas aussi ses limites.

Notes :

1 Arrêt 145/2012 du 6 décembre 2012, téléchargeable notamment à partir du site de la Cour : www.arbitrage.be
2 CEDH (4è chambre), 15 janvier 2013, Eweida et al. / Royaume-Uni, téléchargeable entre autres à partir du site internet de la Cour : www.echr.coe.int
3 Catéchisme de l’Église catholique, 2357 à 2359.

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