vote femmesExclues du processus démocratique dans de nombreux pays, les femmes ont dû lutter pour acquérir les mêmes droits et possibilités de participation politique. L’étude de cette participation révèle encore des inégalités de genre. Ces inégalités ont évolué au fil du temps et les différences dans les comportements politiques ont eu tendance à se réduire grâce à des facteurs comme l’éducation ou la socialisation politique. Néanmoins, des différences vont continuer à être observées dans les différents types de participation politique en fonction des générations.

Par Pierre BAUDEWYNS, professeur à l'UCLouvain

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La participation politique est importanteLa participation politique est importante dans une démocratie, car elle permet aux citoyen·nes de délibérer autour d’enjeux importants pour le vivre ensemble, de représenter la diversité de la société et de contribuer àla légitimité du pouvoir et des décisions publiques. La littérature explique les différences dans la participation politique par trois facteurs : les structures d’opportunité (avoir l’opportunité de pouvoir participer), les ressources (disposer des moyens et des connaissances pour pouvoir participer) et le processus de socialisation au fonctionnement de la démocratie (expérimenter le fait de pouvoir participer). Les différences observées, d’une part, entreles hommes et les femmes et d’autre part, entre les jeunes et les anciennes générations ont trait à la combinaison de ces facteurs.

Les structures d’opportunité

Les structures d’opportunité sont les conditions que le système politique met en place pour permettre à chacun et chacune de participer politiquement. L’instauration du système démocratique dans les États européens s’est accompagnée de la création dudroit de vote pour les citoyen·nes. À ses débuts, ce droit de vote est souvent réservé à une partie de la population et conditionné par un certain nombre de critères – sexe, ressources financières et/ou diplôme –qui seront progressivement abandonnés avec l’ouverture, pas à pas, du suffrage – dit universel, mais qui ne l’est jamais parfaitement, car il est limité par des critèrescomme l’âge, la résidence ou encore la citoyenneté– au plus grand nombre. La question de l’âge (et donc des générations) ne fait pas vraiment l’objet de débats : il est souvent fixé à la majorité légale.

En Belgique, le droit de vote fut d’abord réservéaux hommes sous certaines conditions : « censitaire» – c’est-à-dire réservé aux hommes payant un certain montant de l’impôt – puis « capacitaire »,c’est-à-dire élargi aux hommes disposant d’une certaine éducation ou occupant des fonctions importantes (magistrat par exemple). C’est en 1893 qu’untype de « suffrage universel » est adopté en Belgique tout en restant réservé aux hommes, dont certains disposentd’une deuxième ou d’une troisième voix sous certaines conditions (impôt, éducation, fonction).Le suffrage universel « pur et simple » est adopté en1921 pour les hommes et les femmes, mais celles-ci ne peuvent voter qu’aux élections communales. Il faudra attendre 1948 pour que le droit de vote soit pleinement accordé aux femmes, leur permettant de participer aux élections législatives et provinciales. Pendant longtemps, l’âge minimal requis pour voterest de 21 ans. Il sera abaissé à 18 ans en 1979 et à16 ans en 2022, mais uniquement pour les élections européennes.

 Si l’évolution du système électoral belge va permettre – lentement – aux femmes de voter, leur choix électoral ne sera pas fondamentalement différent de celui des hommes, car le vote est avant tout de classe plutôt que déterminé par le genre ou la génération, même si les partis socialistes et libéraux étaient réticents à accorder le vote aux femmes, car ils craignaient un vote conservateur1. Les classes sociales les plus basses votent pour les partis de gauche ; la petite bourgeoisie et les classes sociales les plus élevées pour les partis libéraux ou sociaux-chrétiens. Ce vote de classe persiste jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les résultats électoraux auraient pu changer dans le contexte des années d’après-guerre dans un contexte de relance économique, d’accès au marché de l’emploi et aux études des femmes et des jeunes générations, mais un changement fondamental ne sera pas observé pendant plusieurs décennies. Cantonnées dans le rôle que leur a assigné la société, les femmes votent de manière « fidèle », c’est-à-dire comme leurs conjoints, leurs parents ou les membres de leur communauté, soit pour des partis libéraux ou sociaux-chrétiens comme dans le cas de la Belgique. La littérature explique ce vote par leur loyauté à la religion et aux attitudes et comportements à observer. C’est près de la fin du 20e siècle, que d’aucuns situent à la fin des années 1980, que les comportements électoraux sont finalement profondément modifiés par la sécularisation et l’individualisation de plus en marquées au sein des sociétés occidentales se traduisant par une forte volatilité électorale.

D’une participation politique à une participation civique

 Les mouvements sociaux de la fin des années 1960 et des années 1970 vont constituer les premiers signes d’un changement dans le projet des sociétés, des valeurs individuelles et du rapport à l’autorité publique. Cette « transition culturelle », comme la nommera le politologue américain Ronald Inglehart2 dans un ouvrage publié en 1993, initiée par les jeunes générations nées peu avant ou après 1945, est expliquée par les effets d’un ensemble de politiques mises en oeuvre à l’époque. Des changements importants sont observés : une industrialisation croissante, un accroissement de la mobilité, une multiplication des moyens d’information, un développement de l’accès aux études et des changements dans les attitudes (baisse de la pratique religieuse par exemple).

Dans ce contexte, deux éléments sont mis en évidence dans la littérature : d’une part, de nouvelles formes de participation politique sont mobilisées et d’autre part, de nouveaux enjeux sont mis à l’agenda du politique. Les nouvelles formes de participation politique se caractérisent par un engagement volontaire, individuel ou collectif, dans des actions centrées sur des enjeux de société visant à construire un « autre monde ». Il ne s’agit pas d’une participation liée au vote, mais plutôt de recourir à des moyens de participation différents comme le fait de participer à des manifestations, de signer des pétitions, de boycotter certains produits. Ces nouvelles formes de participation politique sont décrites comme de l’activisme politique ou de la participation civique. Les nouveaux enjeux politiques auxquels sont attachées les jeunes générations sont qualifiés de « postmatérialistes » par rapport aux enjeux « matérialistes » antérieurs3. Pour ces dernières, l’objectif d’un État, par exemple, n’est plus nécessairement de développer une croissance économique forte, mais aussi de veiller à un respect de l’environnement de vie. Les enjeux liés aux rôles, au statut et aux droits des femmes prennent peu à peu une importance toute particulière dans ce débat public avec des problématiques liées, par exemple, à leur autonomie financière ou au droit de disposer de leur corps.

 Les politiques publiques mises en oeuvre par les gouvernements sur ces enjeux et à destination de publics plus spécifiques (femmes, jeunes) vont leur permettre de prendre, petit à petit, un rôle plus actif dans la participation politique (la manifestation), de disposer des ressources nécessaires (éducation, information) et d’acquérir une indépendance vis-à-vis des rôles auxquels la société les assignait jusqu’alors (domestiques ou autres). L’accession des femmes au monde du travail rémunéré, le développement de leurs droits et le bénéfice d’une couverture sociale les amènent à changer de comportement de vote au profit des partis de gauche développant des politiques sociales plus redistributives, plus progressistes (contraception, avortement) et plus orientées vers le collectif. Dans les formes de participation politique moins conventionnelle, elles vont prendre part – quand elles le peuvent – à des actions collectives, mais des inégalités subsistent – par exemple, la charge des tâches domestiques et du travail du care, la garde des enfants, le temps partiel –,ce qui les amènera à développer un activisme politique toutefois différent de celui des hommes.

Une socialisation genrée par génération

La socialisation permet aussi d’expliquer ces différences. Elle est définie comme un mécanisme de transmission et d’incorporation des attitudes, des comportements, des représentations et des rôles. Dans ce cas-ci, deux types de socialisation sont à l’oeuvre : politique et genrée.

La socialisation peut s’opérer dans différents milieux : la famille, le réseau social, l’école ou encore la participation à des associations. Les parents jouent un rôle essentiel dans la formation des attitudes politiques des jeunes. La famille va jouer un rôle dans la transmission du vote ou des formes de participation politique des parents aux enfants. Le réseau social a également une importance dans ce processus. Pouvoir discuter de sujets politiques et confronter ses idées à celle des autres membres de son réseau social permet de se forger ses propres convictions politiques. Dans certains cas, l’influence des ami·es politiquement actifs est même plus forte que celle de sa famille. Enfin, l’école et l’adhésion à des associations (club de sport, mouvement de jeunesse…) sont aussi des milieux de socialisation formelle ou informelle à la participation politique.

La socialisation genrée, quant à elle, va influencer les différentes générations à l’importance des rôles liés au genre dans la sphère publique et privée. Elle commence dès l’enfance, lorsque les individus apprennent les normes et les rôles associés à leur genre. Les filles et les garçons sont socialisé ·es de manière différente, notamment en ce qui concerne leur implication dans la sphère politique. Les modèles de rôle transmis par les différents milieux de socialisation vont influencer aussi cette perception des rôles politiques. Par exemple, les stéréotypes de genre peuvent encourager les hommes à être plus assertifs et à s’intéresser davantage à la politique, tandis que les femmes seront encouragées à se concentrer sur d’autres domaines. Cette socialisation genrée influence la perception de la compétence politique : les hommes sont encouragés à développer des compétences de leadership et à participer activement à la vie politique, tandis que les femmes seront généralement découragées ou sous-estimées dans ce domaine. Enfin, la socialisation genrée renforce certaines barrières structurelles qui limitent la participation politique des femmes. Par exemple, les responsabilités familiales et les attentes sociales rendent difficile pour les femmes de s’engager pleinement dans la politique.

Ces processus de socialisation, politique et genrée, vont varier en fonction des générations et des pays, car les attitudes et les normes sociales évoluent au fil du temps. Ce qui est considéré comme typiquement masculin ou féminin pour une génération peut différer de ce qui l’est pour une autre. En fonction de la génération considérée, ces rôles et cette participation politique sont plus ou moins différents entre les hommes et les femmes. Les jeunes générations sont en général plus « progressistes » et « activistes » dans la participation politique. Avec le temps et donc les expériences de vie, cet activisme et les positions progressistes s’estompent au profit d’un abandon de l’activisme et de positionnements plus conservateurs.

Le gender gap

Ces facteurs ont contribué à l’émergence d’un gender gap dans la participation politique. La recherche a souvent considéré le genre sous l’angle d’une variable expliquant les différences de comportement politique entre les hommes et les femmes. Dans les analyses de données, elle apparait sous le terme de « sexe ». Plus récemment, plusieurs travaux ont commencé à analyser cette différence de comportement sous l’angle du « genre » – comme construction sociale – et de l’effet des inégalités de genre sur la participation politique.

Bien qu’il manque des données empiriques pour mesurer ce gender gap, la recherche met en évidence les résultats suivants4. Les jeunes femmes s’engagent dans des types de participation politique qui ne prennent pas trop de ressources (de temps ou financières) et relèvent principalement de la sphère privée comme signer une pétition ou boycotter certains produits. À l’inverse, les jeunes hommes s’engagent dans des formes de participation politique plus visibles, directes et dans la confrontation. La socialisation genrée amène les jeunes femmes à sous-estimer leur capacité à participer en politique. Le vote des jeunes femmes estticiper en politique. Le vote des jeunes femmes estplus orienté que celui des jeunes hommes vers despartis de gauche caractérisés par la défense de politiquesplus redistributives, estimant que le gouvernementdevrait réduire les inégalités sociales.

La récente enquête de la European Social Survey5 réalisée en 2020 met en évidence que 71 % desfemmes de moins de 30 ans estiment ne pas avoirles capacités de participer en politique (contre 58 %pour les jeunes hommes). Cette même cohorte de la population – femmes de moins de 30 ans – se positionne plus à gauche que celle des hommes dans la même tranche d’âge. Même si la différence peut paraitre faible, elle est statistiquement significative. Les jeunes femmes francophones votent davantage pour des partis de gauche que les jeunes hommes. En Flandre, elles votent pour des partis de gauche ou sociaux-chrétiens même si une petite partie d’entre elles vote aussi pour des partis de droite. Les jeunes femmes sont plus progressistes sur certains enjeux que les jeunes hommes, notamment sur les enjeux del’avortement, de l’immigration ou de l’acceptation des personnes homosexuelles. En revanche, on ne constate pas de différences marquées dans les formes d’activisme politique dans les jeunes générations,mais plutôt auprès des générations plus anciennes.

Une récente étude réalisée par des chercheur·sesde l’Université d’Anvers sur la génération Z (personnesnées en 1997 et 2012)6 révèle que l’écart n’a jamais été aussi fort entre les garçons d’«extrême droite », et les filles « plus à gauche »7. Chez les jeunes sondés, 32 % des garçons disent qu’ilspourraient voter Vlaams Belang pour seulement 9 % des jeunes filles. Pour François Debras, docteur en sciences politiques et sociales (ULiège), les réseauxsociaux expliquent cette polarisation. Comme il l’explique aux Grenades, « la virilosphère prend beaucoup de place. Il y a une récupération de questions comme la peur du wokisme, des féminismes,de la question du genre, et de la sexualité »8. À l’inverse,le progressisme des femmes – et leur aversion pour le Vlaams Belang ou, dans une moindre mesure,la NV-A – aurait encore gagné en puissanceaprès la révolution #MeToo.

Si ce gender gap politique est constaté dansplusieurs pays et récemment appuyé par plusieursétudes, il n’est pas vraiment neuf. Aussi, il ne doitpas être réduit au genre (notons aussi que la catégorie« femmes » n’est pas un groupe homogène).En effet, la recherche met de plus en plus en évidenceun « cumul » des inégalités liées au genre, à l’origine culturelle ou socio-économique, ce qu’onnomme l’« intersectionnalité ». Ces différents facteurs entrainent un rapport au politique et à la participation– des jeunes générations en particulier – qui prend plusieurs formes comme le désenchantement, suscite du ressentiment et peut conduire à des choixde vote plus opposés. #

1. « En Belgique, quel pouvoir pour les femmes en politique ? », Les Grenades, 27 mai 2024.

2. R. INGLEHART, La transition culturelle dans les sociétés industrielles avancées, Paris, Economica, 1993.

3. Les enjeux sont qualifiés de matérialistes, car liés à la croissance économique, au combat des inégalités, au maintien de l’ordre et de la sécurité alors que les enjeux qualifiés de postmatérialistes sont liés à la démocratisation de la décision politique, la construction d’une société moins impersonnelle ou d’une société où les idées sont plus importantes que l’argent.

4. Par exemple, H. COFFE, C. BOLZENDAHL, « Same Game, Different Rules? Gender Differences in Political Participation », Sex Roles, Volume 62, 2010, pp.318-333. M. VAND DITMARS, « Political socialization, political gender gaps and the intergenerational transmission of left-right ideology », European Journal of Political Science, Volume 62, 2023, pp. 3–24.

5. European Social Survey European Research Infrastructure (ESS ERIC) ESS10 - integrated file, edition 3.2 [Data set], 2023.

6. L. JACOBS, M. BLAGUE, P. VAN AELST, « La voix de la génération Z : garçons de droite et filles de gauche ? », Société & Politique, Volume 31, avril 2024, pp. 14-21.

7. Voir aussi « Why young men and women are drifting apart », The Economist, 13 mai 2024.

8. « Génération Z : les femmes à gauche et les hommes à droite ? », Les Grenades, 27 mai 2024.

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